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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/639

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— Jeane, — dit soudain Maurice d’une voix altérée, — notre voiture s’arrête pour relayer. Absorbé par ton récit, je ne me suis pas aperçu que nous changions de chevaux dans une ville assez importante, à en juger par cette vaste place publique. Pourvu que…

Mais, se rejetant au fond de la voiture, après avoir jeté un regard craintif à travers la glace de la portière, Maurice murmure, frissonnant d’épouvante :

— Des gendarmes !…

— Des gendarmes ?… Eh bien, il y en a dans toutes les villes, — reprend Jeane sans s’émouvoir.

Et, à l’aide de son mouchoir, elle essuie l’humide vapeur nocturne qui ternissait la vitre de la portière, à travers laquelle elle regarda au dehors, en ajoutant :

— Oui, voilà deux gendarmes. Ils sortent de la maison de poste et semblent se diriger vers la voiture.

— Je suis perdu ! balbutie Maurice. Mon Dieu ! mon Dieu !…

— Ne t’alarme pas d’avance, — reprend doña Juana toujours impassible.

Et elle ajoute lentement et avec un accent singulier :

— D’ailleurs, ce bon Richard a pensé à tout, et, au pis aller, n’as-tu pas le petit flacon caché dans la doublure de ton habit ?

— Oui, je… je… l’ai… ce flacon ; mais… mais…

Le fils de famille ne put achever. Il frissonnait ; ses dents claquaient de terreur.

— Maurice ! — s’écrie doña Juana d’une voix rude, impérieuse, menaçante.

Et, se redressant sur le coussin, elle s’efforce, malgré l’obscurité qui règne dans la voiture, de distinguer les traits du jeune homme à la lueur incertaine d’une lanterne, à la clarté de laquelle les gens de la poste attellent les chevaux.

— Maurice, tu me parais bien pâle ! Ah ! pas de faiblesse, au moins ; serais-tu dégradé jusqu’à la lâcheté ?

— Écoute, écoute, on parle au domestique, — murmure Maurice.

Et Jeane et lui entendent au dehors la voix du brigadier de gendarmerie disant au domestique qui hâtait l’attelage des chevaux :

— Voilà, mon brave, un mauvais temps pour courir la poste… hein ?

— Ne m’en parlez pas, brigadier, il fait un froid de loup ; mais M. le marquis et madame la marquise brûlent le pavé, dans l’espoir