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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/650

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prestige à mes yeux ; l’homme me semblait aussi vulgaire, aussi bête, aussi laid dans ses larmes que dans sa joie. Puis un orage s’amoncelait sur ma tête amassé par mes impitoyables coquetteries, mes infidélités ou mes dédains envers mes nombreux adorateurs, mon insolence, mes railleries envers les femmes mes rivales, et, il faut le dire, le scandale de mes aventures ; car, bien que l’obscurité cache la rougeur de ma honte, je n’oserais te dire, Maurice, jusqu’où devait m’entraîner la recherche fiévreuse, ardente de ce fantôme qui semblait s’éloigner davantage de moi à chaque désillusion nouvelle. Vint enfin le jour où les portes du monde me furent fermées : c’était justice. Je devais être un objet de révolte pour les honnêtes femmes ou pour celles qui en conservaient les dehors ; la duchesse de Hauterive ne m’avait jamais pardonné ma liaison avec le prince : elle se chargea de mon exécution. Un soir, dans ce même salon de l’ambassade d’Angleterre où j’avais fait mon entrée dans le monde, madame de Hauterive, au milieu d’un cercle de cinquante personnes, se lève, et, s’adressant à moi de façon à être entendue de tous : « Il faut bien enfin, madame, vous dire tout haut ce que chacun pense tout bas, et de votre exécution je me charge, en vous déclarant que votre présence déshonore les salons où l’on a encore l’incroyable tolérance de vous supporter. »

— Ah ! pauvre Jeane, ces écrasantes paroles, proférées publiquement, ont dû t’atterrer !

— Non. Doña Juana redresse son front hautain, et, faisant allusion à la maturité de l’âge de la duchesse, je lui réponds en souriant : « Il ne me surprend point, madame, que vous soyez chargée des exécutions ; ce métier, fort délicat, est ordinairement dévolu à d’anciens coupables repentants… avec l’âge ! »

— Le sarcasme était sanglant ! Et que dit l’auditoire ?

— L’auditoire couvrit ma réponse de murmures insultants ; alors, parmi tant d’hommes, la veille à mes pieds, Richard d’Otremont eut seul le courage, non de me défendre, il ne le pouvait ; mais il flétrit avec indignation la lâcheté des hommes, et il m’offrit son bras pour sortir du salon.

— Cette expulsion d’un monde où tu régnais en souveraine dut te blesser profondément ?

— Profondément… Je commençais d’avoir conscience de ma dégradation ; à cette époque, je me séparai de mon mari ; je partis pour Florence, ville de libres plaisirs. Là encore, je me livrai au désordre ; mais déjà je ressentais les premières atteintes de cette maladie morale à laquelle je suis en proie depuis plus de six