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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/651

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mois, et elle est arrivée aujourd’hui à son paroxysme.

— Que veux-tu dire, Jeane ? quelle maladie ?

— Horrible… horrible maladie, Maurice ! Imagine-toi, si tu le peux, imagine-toi une sorte de marasme moral, d’insensibilité absolue, suite de l’abus des émotions et du complet épuisement des sensations. Que te dirai-je ?… Imagine-toi l’impuissance dans le désenchantement, la satiété de tout et de tous arrivant jusqu’au dernier terme du dégoût des autres et d’une invincible horreur de soi-même !

— Ah ! Jeane, ces paroles, l’accent de ta voix me font frémir !

— Tu dois frémir, Maurice, car c’est quelque chose de monstrueux qu’une femme de vingt-trois ans à peine soit ainsi frappée de mort morale ; mais telle devait être la fin de doña Juana ! Elle n’a aimé personne, elle a tourmenté, torturé tous ceux qui ont eu le malheur d’être entraînés dans son orbite ; elle s’est vengée sur les hommes et sur les femmes ; elle s’est vengée de toi, de son mari et de madame de Hansfeld. Doña Juana s’est réjouie dans sa cruauté, elle a triomphé dans son orgueil. Elle a audacieusement poursuivi, depuis les brillantes sommités du monde jusque dans les bas-fonds les plus obscurs, la recherche d’un idéal introuvable ; introuvable, parce que les rêves sans nom de l’imagination de doña Juana ne pouvaient se réaliser ; elle s’est épuisée à cette recherche criminelle, insensée ; elle y a usé, flétri son âme et son corps ; elle y a perdu honneur, considération, respect de soi-même ; elle y a enfin perdu la vie morale. Oui, à cette heure où doña Juana te parle, Maurice, elle est morte à toute sensation, à tout désir, à toute consolation, à toute espérance ! Et voilà pourquoi, Maurice, je suis venue à toi. J’avais le pressentiment, presque la certitude que, toi aussi, tu devais être mort à toute consolation, à toute espérance, parce qu’en mal et en bien nos âmes sont sœurs, parce que, partis tous deux de nos montagnes, candides, purs, revêtus de notre robe d’innocence, nous l’avons laissée déchirée aux buissons du chemin, lambeau par lambeau ! et nous voici au terme de notre voyage, tombés dans un commun opprobre, et couverts, moi, de fange ! toi, de sang !

— Hélas ! Jeane, cet opprobre, cette fange, ce sang, comment les effacer ?

— Cela est ineffaçable, Maurice, ineffaçable ! Notre vie ne suffirait pas à laver ces souillures. D’ailleurs, moi, je suis lasse, lasse ; je ne me sens ni le courage de l’expiation ni la volonté de la réhabilitation.