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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/83

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patiemment celle que j’ai la certitude de satisfaire plus tard en pleine sécurité ; cela devient alors un capital chaque jour augmenté des intérêts composés, ainsi que disent les financiers… Jamais je ne hais à la légère… et sans profit assuré… je sais attendre… « Car la haine, — dit sagement M. de Bellerive, — est, de tous les sentiments, celui qui nous fait commettre le plus de fautes irréparables, si l’on cède à la chaleur de ses premiers bouillonnements ; la haine, en un mot, est l’un de ces mets épicés qui se confectionnent à un feu d’enfer, mais que l’on doit manger froids. »

— Attendre… attendre !… et si votre attente est trompée ?

— J’ai du moins conscience d’avoir agi habilement et si prudemment, que l’objet de ma haine, l’ignorant, ne triomphe point de mon impuissance à lui nuire. Je m’épargne ainsi un ridicule amer ; or, non par faiblesse, mais par justesse d’esprit, j’ai horreur du ridicule, parce que, dans le monde où je vis, le ridicule tue. Je ne veux point mourir de cette mort-là ; je veux vivre longtemps, très-longtemps, fidèle à ce principe de la science humaine : « Ne compte que sur toi… n’agis que pour toi, surtout ne redoute que toi… et tu n’auras rien à craindre des autres… »

Il existait un tel contraste entre la juvénile figure d’Albert et ses paroles empreintes d’une exécrable philosophie (s’il est permis d’ainsi prostituer ce mot), que madame San-Privato, qui cependant connaissait bien son fils et était elle-même d’une grande perversité, frissonna et ne put s’empêcher de dire :

— À vingt-quatre ans à peine, raisonner ainsi ! Tiens, Albert, quelquefois tu me fais peur ; j’en veux à M. de Bellerive de t’avoir élevé dans de pareils principes.

— Qu’avez-vous à me reprocher, ma mère ? répondit Albert toujours impassible ; — suis-je mauvais fils ?

― Non ; mais tu manques de tendresse, d’effusion.

— Effusion, tendresse ! — reprit Albert avec une ironie glaciale ; — à quoi bon ces affectations de sensiblerie à tout propos, lorsque l’attachement est sincère ? Est-il feint ?… Oh ! alors, il est bon de l’exclamer sans cesse, pour y donner créance ; mes actes, à défaut d’effusion, vous ont prouvé mon affection filiale. Je pouvais, à ma majorité, vous réclamer les débris de l’héritage de mon père ; je ne l’ai point fait ; j’ai eu tort, dans votre intérêt même : c’eût été une soixantaine de mille francs mis à l’abri de vos prodigalités. Cette ressource aujourd’hui vous serait utile ; mais j’étais faible alors, j’ai craint de vous chagriner ; je vous ai donc abandonné le peu qui me restait de mon patrimoine ; mes