Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 1.djvu/86

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— Bien ! bien ! ce n’est point vous… c’est entendu, et j’en suis tout aise… sans cela j’aurais été, voyez-vous, forcé de vous dire humblement, révérencieusement, ainsi qu’il sied à un pauvre homme de ma sorte : Pardon de la liberté grande, mon jeune seigneur ; mais, voyez-vous, l’on ne séduit plus comme cela les filles des bons bourgeois ; depuis une cinquantaine d’années, ça ne se fait plus, mais plus du tout, du tout… Monsieur le duc ou monsieur le marquis appellent bien encore familièrement les bourgeois et les bourgeoises de la rue Saint-Denis cher monsieur… Chose… cher madame… Chose… regardant, par vieille habitude de race, la bourgeoisie comme une espèce inférieure ; mais, trédame ! aller plus loin, ne serait point du tout prudent ! Les bourgeois de la rue Saint-Denis n’ont plus peur, comme autrefois, des lettres de cachet et de la Bastille… et si monsieur le marquis ou monsieur le duc s’avisaient de leur manquer de respect… à eux ou à leur famille… ouais… les bourgeois de la rue Saint-Denis pourraient bien rosser… pardon de la liberté grande… je dis rosser d’importance monsieur le marquis ou monsieur le duc…

— Mordieu ! monsieur ! — s’écria le colonel, qui s’était contenu à peine et pâlissait de courroux, — est-ce une menace ?

— Non, monsieur, — dit M. Lebrenn en quittant son accent de bonhomie narquoise pour prendre un ton digne et ferme, — non, monsieur, ce n’est pas une menace… c’est une leçon.

— Une leçon ! — s’écria M. de Plouernel pâle de colère, — une leçon ! à moi !…

— Monsieur !… malgré vos préjugés de race… vous êtes homme d’honneur… jurez-moi sur l’honneur qu’en tâchant de vous introduire chez moi, qu’en me faisant des offres de service, votre intention n’était pas de séduire ma fille ?… Oui, jurez-moi cela, et je retire ce que j’ai dit.

M. de Plouernel, très-embarrassé de l’alternative qu’on lui posait, rougit, baissa les yeux, devant le regard perçant du marchand, et resta muet.