Aller au contenu

Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 10.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Alors je lui dis : — Je loue Dieu de ce que je vois notre victoire avant de mourir ; à présent je ne me soucie pas de la mort, retournez-vous-en, et gardez qu’il n’en échappe aucun qu’il ne soit tué… L’on voulut sauver le ministre de ces huguenots et leur capitaine nommé Ladon… pour les faire pendre devant mon logis ; mais nos soldats les ôtèrent à ceux qui les amenaient et les mirent en mille pièces. Ils en firent ensuite sauter cinquante ou soixante du haut de la grande tour dans le fossé, où ils se noyèrent. La plupart des femmes furent tuées, car elles avaient fait de grands maux, en se défendant avec des pierres. » (P. 240-241.)

Une dernière citation, chers lecteurs ; votre cœur, comme le nôtre, se soulève de dégoût et d’horreur, devant ces pages écrites de la main d’un soldat-bourreau ; elles sentent le charnier. Ceci se passait au siège de la Pêne… Écoutez :

« La porte du château tombée, nous entrâmes tous de furie, et nous ne trouvâmes dans la basse cour que femmes et filles ; tout en était rempli jusqu’aux étables ; nous faisions descendre ces femmes par les degrés de pierre, et à mesure, nos Espagnols, qui étaient dedans la grande basse-cour au-dessous du degré, tuaient ces femmes, disant que c’étaient des luthériens déguisés, parce que l’un des soldats en voulant se jouer avec l’une d’elles, avait trouvé que c’était un diacre imberbe. » (P. 263-254.)

Consolons-nous, chers lecteurs, de ces monstruosités si complaisamment racontées par un capitaine catholique, en ouvrant les mémoires d’un soldat protestant, le loyal et vaillant Lanoüe, le digne ami de l’amiral Gaspard de Coligny, et comme lui, l’une des plus pures, des plus nobles figures du seizième siècle. Lanoüe, réduit à combattre pour défendre sa foi, sa vie et ses coreligionnaires menacés, ressent profondément cette douloureuse émotion que tout homme de cœur éprouve en songeant aux terribles maux de la guerre civile, fût-elle provoquée, légitimée par les scélératesses des gouvernants. Montluc, général catholique, a sans cesse sous sa plume ces mots affreux de tuerie, de viol, de pendaison, de bourreaux, de massacre. Jamais l’on ne découvre en lui le moindre retour à des pensées, sinon miséricordieuses, du moins humaines ; jamais il ne lui vient à l’esprit, non pas même de déplorer ses impitoyables cruautés commises sous ce prétexte d’une si exécrable banalité : la raison d’État ! le salut de la religion ! mais seulement de regretter que ces férocités nécessaires… (ces gens-là confessaient les nécessités du crime) atteignissent ses concitoyens, ses frères, en un mot « des Français !… » Non ! Écoutez au contraire ces patriotiques et augustes paroles de Lanoüe servant d’introduction au récit de la bataille de Dreux, et d’après ce récit de deux des généraux les plus considérables des armées catholiques et protestantes, dont ils résumaient pour ainsi dire l’esprit et les sentiments, jugez de l’infâme cruauté des uns, de la générosité des autres.

« … Chacun de nous, avant la bataille (dit Lanoüe), se tenait ferme, repensant en soi-même que les hommes qu’on allait combattre n’étaient ni Espagnols, ni Anglais, ni Italiens, mais français, et des plus braves, entre lesquels on reconnaissait d’anciens compagnons, des parents, des amis, et que dans une heure, il faudrait se tuer les uns les autres, ce qui donnait quelque horreur du fait, sans néanmoins diminuer le courage… » (Mémoires de François Lanoüe, p. 605-607.)

Puis, dans les mêmes pages, Lanoüe raconte comment le duc de Guise, général de l’armée catholique, se montra ce jour-là plein de courtoisie envers son prisonnier, le prince de Condé, courtoisie expliquée d’ailleurs par cela : que, sachant son père prisonnier de l’armée protestante, le maréchal de Damville, à qui le prince de Condé s’était rendu, n’eût pas souffert qu’il fût maltraité par le duc de Guise, de peur que l’on n’exerçât des représailles contre son père, à lui Damville.

« … On pourra dire (continue Lanoüe) que M. le maréchal de Damville n’eût pas permis que l’on fît tort à M. le prince de Condé qui s’était rendu à lui, toutefois, il m’a semblé que de si beaux actes ne devaient être ensevelis en oubliance, afin que ceux qui font profession des armes s’étudient de les imiter, et s’éloignent des cruautés et choses indignes, où tant se laissent aller en ces guerres civiles, pour ne savoir ou vouloir donner un frein à leurs haines : À l’ennemi qui résiste, faut se montrer superbe, et après qu’il est vaincu, il est très-honnête d’user d’humanité… Mon intention est ici de louer de beaux actes de vertu quand je les rencontre en mon chemin, et quand je la verrai reluire en quelque personne que ce soit… là… je l’honorerai. » (P. 606-607.)

Dites, chers lecteurs, n’est ce pas là un admirable langage ? n’y sent-on pas palpiter le cœur de l’homme de bien, du grand citoyen, du généreux soldat de la liberté de conscience ? Noble langage, il sera l’éternelle honte, l’éternel opprobre de Montluc, soudard féroce qui se baigne à plaisir dans le sang français, parce qu’un maître lui dit : tue !

Imaginez, chers lecteurs, d’après ces citations empruntées aux écrivains catholiques et réformés ; imaginez l’épouvantable deuil où fut plongée la France pendant un demi-siècle de guerres religieuses. À ce sujet, un fait signalé dans le cours de nos récits au point de vue des réformes politiques poursuivies d’âge en âge par le peuple et la bourgeoisie, se reproduit au seizième siècle, à propos de la révolution religieuse ; mais constatons-le sans surprise, car l’influence du clergé se traduisait alors par une ignorance et un fanatisme presque universels, l’élite de toutes les classes de la nation, classes seigneuriales, bourgeoises ou plébéiennes, prit seule part au mouvement de la réforme.