Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 10.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Mon ami, cette pensée que tu fuis, qui t’accable… quelle est-elle ? dis-la-moi ? je t’en conjure…

L’artisan, après un moment de lutte douloureuse avec lui-même, murmura d’une voix affaiblie et comme si ces paroles lui eussent brûlé les lèvres :

— Tu t’es aperçue comme moi, depuis quelque temps… cela remonte à peu près à l’époque du départ d’Odelin pour Milan… tu t’es aperçue comme moi d’un grand changement dans le caractère, dans les habitudes… de…

— De qui ?

— D’Hervé…

— Notre fils !… — s’écria Brigitte avec stupeur ; puis elle ajouta : — Miséricorde… tu le soupçonnerais !

Christian garda un morne silence que Brigitte, éperdue de douleur, n’osa d’abord interrompre, puis elle reprit :

— C’est impossible ! Hervé, élevé par nous dans les mêmes principes que son frère… Hervé, qui jamais ne nous a quittés…

— Brigitte, je te l’ai dit, ce soupçon est si horrible, que, contre lui, j’ai résisté de toutes les forces de mon âme de père… contre lui, je résiste encore ; non plus que toi, je ne veux croire… Je ne croirai pas que notre fils… — Puis, s’interrompant d’une voix étouffée par les sanglots. — Et si cela était pourtant ! ! ! Dieu juste… nous n’aurions pas mérité ce châtiment ! !

— Mon ami ! tu m’épouvantes ! Tu aimes trop Hervé, ton jugement est trop sûr, ton esprit trop pénétrant, pour qu’un pareil doute te soit venu sans motif… Notre fils est à l’imprimerie continuellement près de toi, ainsi qu’Hêna est ici près de moi, tu dois mieux que personne connaître le cœur de cet enfant… — Et après un moment de silence, Brigitte reprit, pleurant à chaudes larmes : — Ah ! je le sens, ce soupçon, rien que ce soupçon, ne fût-il jamais justifié, sera l’amertume de ma vie !

— Aussi, je ne pouvais le confier qu’à toi, qu’à toi seule au