Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 11.djvu/175

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et le crâne du jouvenceau ; il étend les bras et, sanglant, tombe renversé sur la croupe de son cheval ; le mien, les reins brisés par deux balles, soudain s’affaisse et tombe sur moi, pesant de tout son poids sur ma cuisse blessée. La douleur m’empêche de me dégager ; plusieurs combattants me foulent aux pieds ; mon corselet se fend sous les fers des chevaux ; mon morion, faussé, aplati, enserre dans ses parois d’acier mon crâne comme dans un étau ; ma vue se trouble, je me sens défaillir, lorsqu’un spectacle affreux, en me causant une violente émotion, retient, pour ainsi dire, mes esprits prêts à m’abandonner… La mêlée se poursuivait plus loin, laissant derrière elle sur le champ de carnage les morts, les mourants, les blessés parmi lesquels je gisais… Je vois, à quelques pas de moi, mon père, désarçonné par l’arquebusade du jeune Odet de Plouernel, se redresser livide sur son séant et porter ses mains à sa cuirasse, trouée par une balle ; au même instant arrivent à mon oreille ces cris forcenés :

— Tuez tout !… tuez tout !…

Alors, au milieu des éclats de la foudre, à travers le miroitement des éclairs, apparaît à mes yeux, monté sur un petit cheval noir aux longs crins flottants, fra‑Hervé, vêtu de sa robe brune retroussée jusqu’aux genoux et découvrant ses jambes décharnées, nues comme ses pieds chaussés de sandales éperonnées, dont il talonne sa monture ; un bandeau recouvre sa récente blessure et ceint son crâne chauve ; ses yeux caves étincellent d’une furie sauvage, et, armé d’un large coutelas dégouttant de sang, il continue de crier :

— Tuez tout ! tuez tout !…

Le moine guidait au carnage une bande d’hommes à figures patibulaires, valets coutilliers de l’armée catholique, chargés d’achever les blessés à coups de masses de fer, de haches et de couteaux. Hervé reconnaît son frère Odelin, qui, une main appuyée sur l’endroit de sa blessure et l’autre sur le sol, essayait de se relever ; une expression de haine diabolique éclate sur la figure du cordelier ; il saute à bas de son cheval et pousse un rugissement de triomphe féroce. Mon