Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 11.djvu/195

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d’un éclat pareil à celui de l’or et de l’argent. Barbot, homme d’un rare courage, et surtout d’un calme incroyable dans le péril, avait pris part aux dernières guerres religieuses ; entre autres cicatrices, il portait celle d’un coup de sabre si furieusement asséné, qu’abattant l’oreille gauche du chaudronnier, labourant sa joue, il lui avait en outre coupé l’extrémité du nez ; malgré cette mutilation, les traits de maître Barbot conservaient une expression d’inaltérable bonne humeur. Le franc-taupin polissait un canon d’arquebuse sorti terne et fruste de la forge. L’ancien chef des Vengeurs d’Israël, cet homme d’une implacable férocité envers les papistes, et qui toujours portait suspendu à une ficelle nouée à la boutonnière de son pourpoint ce morceau de bois où il nombrait par des coches les prêtres catholiques tués par lui en horribles représailles de la mort de sa sœur et des tortures d’Hêna (ces entailles atteignaient alors le chiffre de vingt-quatre), ce vengeur implacable, assis de l’autre côté du berceau du fils de Thérèse Rennepont, partageait avec elle le soin d’imprimer à la bercelonnette un léger balancement ; et lorsque parfois l’enfant s’éveillait, le franc-taupin, laissant sur ses genoux le canon d’arquebuse, souriait à l’enfant… comme pouvait sourire le franc-taupin… Il vivait d’une petite pension que la municipalité de La Rochelle lui accordait en récompense des longs services rendus par lui en qualité de sergent des archers de la cité. Il reportait sur Antonicq, sur sa sœur, sur leur mère, le tendre et inaltérable attachement dont il avait donné tant de preuves à Christian Lebrenn, à sa femme Brigitte, à sa fille et à Odelin. Enfin les deux ouvriers de l’armurerie, Bois-Guillaume et Roland, ainsi que l’apprenti Serpentin, s’occupaient de menus travaux de leur métier, plutôt par délassement que par labeur, en écoutant la lecture qu’Antonicq faisait à haute voix. Il lisait le Contre-un, ouvrage écrit par Estienne de la Boétie[1], mort en l’année 1563.

  1. Connu surtout par l’amitié qui l’unissait à Montaigne et qui a inspiré à celui-ci des pages si pleines de charmes, Estienne de la Boétie naquit à Sarlat, le 1er novembre 1550, et mourut à Germignat, près Bordeaux, le 18 août 1563. On a de lui plusieurs ouvrages, tous aujourd’hui assez ignorés ; le plus curieux sans contredit est celui dont Montaigne parle en ces termes :
    …...« — Ma suffisance ne va pas si avant que d’oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l’art ; je me suis advisé d’en emprunter un à Estienne de la Boétie, qui honorera tout et reste de cette besoigne. C’est un discours auquel il donna le nom : la Servitude volontaire ; mais ceux qui l’ont ignoré l’ont bien proprement rebaptisé : le Contre-un. — Il l’escrivit par manière d’essay, en sa première jeunesse, à l’honneur de la liberté contre les tyrans. Il court déjà entre les mains des gens d’entendement, non sans bien grande et méritée recommandation, car il est gentil et si plein qu’il est possible. » (Montaigne. Essais, l. I, ch. XXVII.)
    …...De la Servitude volontaire, par Estienne de la Boétie, avec une Préface de F. De Lamennais. 5e édition. Paris. Paul Daubré, éditeur, rue du Bouloy, 23. 1833.
    …...Le jour même où nous écrivons ces lignes, nous apprenons au fond de notre exil la perte irréparable que la démocratie européenne vient d’éprouver : Lamennais repose dans la tombe sans nom des prolétaires, dont il était l’apôtre, l’éducateur et l’ami ! Que l’on nous permette de témoigner publiquement ici notre pieux respect, notre profonde admiration pour l’homme illustre ! pour le grand citoyen ! pour le démocrate fidèle à sa foi jusqu’à la mort… jusques après la mort !
    …...(Eugène Süe. — Mars 1854. — Savoie.— Annecy-le-Vieux.)