Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 12.djvu/75

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Nantes, acteurs de la révolte, si formidable d’ailleurs, que la levée des impôts fut momentanément suspendue. Mais les révoltés avaient menacé l’évêque de Nantes de le pendre, si l’on ne remettait l’Éveillonne en liberté. Telle fut, sans doute la cause de son bannissement. Rennes se souleva presque au même moment que Nantes contre les nouveaux impôts. M. le duc de Chaulnes, effrayé de l’exaspération populaire, crut devoir mander dans cette ville trois compagnies du régiment de la Couronne, afin d’intimider les récalcitrants. Mais telles étaient la terreur, l’aversion trop légitimes qu’inspiraient alors aux populations les soldats de Louis XIV, qu’aussitôt l’arrivée des troupes royales, les faubourgs de Rennes coururent aux armes, et l’attitude du peuple devint si menaçante, que M. de Chaulnes ordonna aux trois compagnies de quitter la ville ; et à ce sujet il écrit à Colbert :

À Rennes, ce 12 juin 1675................................

« Je vous mandai, Monsieur, par le précédent ordinaire, l’émotion qui avait commencé lorsque j’étais près de renvoyer les trois compagnies rejoindre le bataillon de la Couronne, selon l’ordre que j’avais reçu de ne pas séparer ledit bataillon, sans lesquelles (compagnies), ce pendant, M. le premier président et M. de Coëtlogon ne croyaient pas être en sûreté, ni pouvoir conserver les bureaux (du collecteur des taxes) en mon absence. Cet incident m’a empêcha, ne l’ayant voulu faire qu’après le calme ; mais comme tous les faubourgs avaient pris les armes avec beaucoup d’insolence et qu’ils sont bien plus grands que la ville et remplis de canaille ; les bruits qu’ils firent courre qu’il venait des troupes d’un côté et d’autre ; la crainte, particulièrement, que les femmes manifestaient au sujet des violences des soldats, y firent une grande confusion… J’appris que dans les faubourgs, ils avaient mis leurs gens dans une tour qu’ils gardaient et une porte de la ville. J’y fis prendre les armes à toutes les compagnies des bourgeois, qui les firent sortir de leurs postes et rétablirent la tranquillité publique, après quoi je fis partir les trois compagnies du régiment ; tout demeura dans un assez grand calme. Mais les bruits qui se répandirent encore le soir, qu’il y venait des troupes, jetèrent dans les faubourgs la même confusion, et l’on y prit partout les armes. Je crus me devoir appliquer alors, avec plus de soin, à séparer la ville d’avec les faubourgs, parce que l’on y menaçait de venir rompre et piller les bureaux des collecteurs et de sonner le tocsin ; mais l’on n’a osé jusqu’à présent l’entreprendre, non plus que d’aller au Palais, comme ils avaient témoigné vouloir faire, pour demander des arrêts pareils à ceux de Bordeaux[1]. Cette rumeur diminua beaucoup hier et jusqu’à quatre heures tout fut tranquille. Mais, sur le soir, une femme qui cria aux armes, et qui dit que l’on voyait des troupes, les fit reprendre facilement aux faubourgs ; tout y est présentement calme, et j’espère que ces rumeurs finiront bientôt. Je maintiens la ville dans l’obéissance et tirerai, comme j’espère, des bons bourgeois, tout le service qu’on en peut attendre. Mais vous ne doutez pas, Monsieur, que la fidélité qu’ils témoignent n’ait des bornes fort peu étendues. »

(Les lignes suivantes, en caractères italiques, sont chiffrées dans la dépêche de M. de Chaulnes, et leur traduction est interlignée par l’un des secrétaires de Colbert.)

« La véritable source de ce soulèvement vient du paiment. La jalousie de ce qui s’est passé à Nantes et à Guinguamp a fait répandre mille bruits dans la ville par les procureurs et personnes du palais, contre l’autorité du roi, qu’il ne fallait pas laisser croître.

»… Le remède est de ruiner entièrement les faubourgs de cette ville. Il est un peu violent, mais c’est dans mon sens l’unique. Je n’en trouve pas même l’exécution difficile avec des troupes réglées. Il faut de nécessité s’y résoudre, et par les mesures que je prendrai à propos, je ne doute pas que l’on n’y puisse réussir. Mais sans cela, l’on ne peut jamais s’assurer de cette ville. Il ne faut pas pour cela que les troupes viennent séparément, mais en même temps, peu d’infanterie suffira avec le régiment de la Couronne.

»… Comme j’ai avis, en même temps, que les paysans de la campagne s’assemblent en Basse-Bretagne et se mutinent, tant contre l’édit du tabac que sur les bruits qui se sont répandus que l’on y veut établir la gabelle, j’ai prié M. le premier président de faire rendre un arrêt qui puisse détromper les peuples. »

(Ce qui suit, dans la dépêche, est encore en chiffres.)

« Il m’est venu une pensée pour arrêter ces attroupements et faire finir plus promptement le soulèvement des faubourgs de cette ville ; c’est de dire que j’avais reçu une lettre de votre part, par laquelle vous me mandez, Monsieur, que le roi se remet à moi, pour le temps et le lieu des États, et, sur l’heure, j’ai nommé la ville de Dinan, de la part du roi ; et dit qu’ils se tiendraient dans cinq semaines. Je ne puis vous exprimer le bon effet qu’a produit cette nouvelle, et j’en espère encore plus à la campagne, parce que, dans l’attente des États, les esprits seront plus tranquilles, et comme cette avance que j’ai faite n’est de nulle conséquence et que l’on peut ensuite différer et changer le lieu comme il plaira alors à Sa Majesté, je crois qu’il est important que vous et M. de Pomponne ne me désavouiez pas lorsqu’on en parlera. »


  1. Le parlement de Guyenne, effrayé de la violence du mouvement populaire, avait suspendu la levée des nouveaux impôts.