Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 12.djvu/85

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deux livres, ledit Languedoc les menaça de mettre tout à feu et à sang, et qu’il les obligerait de lui donner pour une pistole de viande à chaque repas, laquelle il leur jetterait au nez, et leur en ferait donner d’autres, et les consommerait en dépenses ; qu’ils étaient obligés de nourrir son équipage ; qu’il achèterait autant de chevaux qu’il aurait d’argent, et prendrait des valets à proportion, et ferait venir ses camarades vivre chez eux à discrétion, etc., etc. »

Nous aurions à citer des milliers de faits analogues ; or, de ce qui précède, il résulte que Colbert, homme d’ordre et de bonne administration, s’efforçait, par l’intermédiaire des intendants de province, de réfréner au nom du roi, vaine et banale formule, les violences, les exactions des gens de guerre ; mais ces efforts étaient complètement paralysés par le mauvais vouloir de Louvois. Maître de l’armée, il suscitait d’incessants conflits de pouvoir à Colbert, qu’il jalousait et haïssait, neutralisant ainsi les tentatives de réformes du sage ministre, et tolérant par calcul les excès des soldats, instruments de l’ambition conquérante de Louis XIV, séides de sa tyrannie, et que l’on ménageait déjà pour les futures dragonnades des Cévennes. Rien de plus odieux et surtout de plus impolitique que le calcul de Louvois ; car la nation faisait remonter jusqu’au roi la responsabilité des vexations que l’on subissait de la part de ses troupes. Mais vous pensez peut-être, chers lecteurs, que, seuls, les manants, les bourgeois, les vassaux, souffraient de ces excès ? Erreur ! Les propriétés des plus grands seigneurs étaient dévastées, épuisées, par ce qu’on appelait le logement des gens de guerre, et M. le duc de Vivonne, frère de la favorite du jour, madame de Montespan, écrivit à M. de Seignelay (fils de Colbert), la lettre suivante :

Messine, 9 novembre 1675................................

« Vous voudrez bien, Monsieur, que je vous demande une amitié ? C’est de vouloir parler à monsieur votre oncle, intendant dans la généralité de Paris, afin qu’il soulage, en tout ce qu’il pourra, une terre que j’ai, qui s’appelle Bray-sur-Seine. Les logements des gens de guerre me l’ont tellement ruinée cette année, que si on continue à la traiter de même, on me fait perdre six mille écus de rente par an par an.

» Je vous aurai une sensible obligation de me faire ce plaisir.

» Vivonne. »...............................

Quant à la misère, elle avait atteint ses dernières limites dans toutes les provinces de France. M. le duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, écrivit à Colbert :

« Monsieur,

» Je ne puis plus différer de vous faire savoir la misère où je vois réduite cette province. Le commerce y cesse absolument, et de toutes parts on me vient supplier de faire connaître au roi l’impossibilité où l’on est de payer les charges et de suffire au logement des gens de guerre. — Il est assuré, Monsieur, que je vous en parle, pour être bien informé que la plupart des habitants de ladite province n’ont vécu durant l’hiver que du pain de glands et de racines, et que, présentement, on les voit manger l’herbe des prés et l’écorce des arbres… Je me sens obligé de vous dire les choses comme elles sont, pour y donner, après cela, l’ordre qu’il plaira à Sa Majesté ; et je profite de cette occasion pour vous assurer de nouveau que personne du monde n’est plus véritablement que moi, Monsieur,

» Votre très-humble et très-affectionné serviteur,

» Le duc de Lesdiguières...............................

» À Grenoble, ce 29 mai 1675. »...............................

Ô grand roi ! Ô grand siècle ! Ô splendeurs de Versailles ! Ô délices de la cour la plus raffinée, la plus brillante de l’Europe ! ! ! Ô pompeuse éloquence de la chaire catholique ! Ô Bossuet ! Ô Massillon ! Les habitants d’une province de France, après avoir vécu durant l’hiver de glands et de racines et, privés même de cette ressource, réduits à manger l’herbe des prés, l’écorce des arbres !

Et à qui doit-on cette révélation ? Au gouverneur de la province… Cette épouvantable détresse, dont souffrent aussi la Bretagne et la Guyenne, se borne-t-elle à ces provinces ?… Hélas ! non. Citons encore. Un autre gouverneur de province, M. le duc de La Vieuville, écrivait à Colbert :

Poitiers, 29 mai 1675................................

« Monsieur, je me suis rendu en cette ville… Il est certain que les esprits du menu peuple y sont pleins de chaleur, et que leur extrême pauvreté, jointe à l’exemple de l’impunité de leurs voisins de Bordeaux et de Bretagne, les a persuadés qu’il n’y avait qu’à s’opposer à l’exécution des derniers édits, pour en être déchargés ; de sorte que M. de Marillac a eu très-grand sujet de les ménager, tant à l’égard de la diminution de leurs taxes, qu’il leur était tout à fait impossible de payer, qu’en ne pressant pas les choses, et leur donnant du temps, qui est un grand remède pour calmer ces sortes d’agitations populaires ; je suis survenu en cette conjoncture, et j’ai trouvé la misère et la