Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 13.djvu/201

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qui alors venait ici chaque jour : « Mon ami, c’est à vous que je dois mon élection. »

— Ceci, chère fille, était une façon de parler. Ce jeune artisan jouit dans notre quartier d’une certaine influence ; il est très-actif, très-remuant, très-parleur ; et ayant l’oreille du peuple, ce garçon a donc pu être de quelque utilité à ton père lors de son élection. Mais il serait extravagant de croire que, pour obtenir les voix de ses concitoyens, M. l’avocat Desmarais, l’un des notables du quartier, a eu besoin de la protection d’un artisan serrurier.

— Permets-moi de te faire observer que mon père n’a pas oublié si vite les services rendus… et dimanche dernier, lorsqu’il est venu de Versailles, il a invité M. Jean Lebrenn à dîner avec nous, il l’a constamment appelé « son cher ami, son cher Jean, » lui parlant sans cesse du prochain triomphe de leur commune opinion… s’informant avec intérêt de sa famille, et lui demandant s’il n’avait pas de nouvelles de son pauvre père… disparu, hélas ! depuis plus de six années ; enfin, ajoutant que, grâce à la marche de la révolution… les privilèges de la naissance seraient bientôt abolis… et que l’égalité, la fraternité, devaient désormais régner parmi les hommes.

Madame Desmarais écoutait ces paroles avec surprise, mais ne concevait réellement pas encore le moindre soupçon au sujet de la secrète pensée de sa fille ; aussi, reprit-elle naïvement :

— Eh bien ! Charlotte, en supposant que l’égalité dût désormais régner parmi les hommes, ce qui me semble, ainsi qu’à mon frère, une énorme absurdité… qu’est-ce que cela prouverait ?

— Cela, maman, prouverait que M. Jean Lebrenn étant l’égal de mon père, des liens d’amitié ont pu exister entre eux.

— J’admets pour un moment cette outrecuidance qui ferait bondir d’indignation ton oncle Hubert… Soit, un garçon serrurier peut s’oublier à ce point de se croire bel et bien l’égal d’un avocat au parlement de Paris, riche de vingt mille livres de rente… Mais de ceci, que conclure ?… Car, en vérité, mon enfant, — ajoute madame