Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 14.djvu/204

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sûr… notre légende est la sienne ! Il ignore les faits de son martyrologe séculaire, mais il se sent le représentant des martyrs ; il a conscience d’être la tradition vivante des misères, des tortures des générations passées, dont il est solidaire. C’est en leur nom qu’il juge et qu’il frappe. Ah ! je l’ai dit, je l’ai dit : en vengeant aujourd’hui les mânes de ses pères, il met pour jamais sa descendance à l’abri de ses ennemis, en les terrifiant par de justes représailles.

— Non, non ! erreur funeste ! ! — me suis-je soudain écrié dominant le trouble momentané de mon esprit, et résistant au funeste entraînement des paroles de Victoria, — erreur funeste !… tu t’abuses, ma sœur…

— Je m’abuse ?…

— Tiens, je t’en conjure, songe à ceci… et pour ne te citer qu’un fait entre mille : la jacquerie, dont le héros fut Guillaume Caillet, de qui notre aïeul Mazurek l’Aignelet épousa la fille… la jacquerie fut une terrible et légitime représaille ! ! a-t-elle mis fin aux violences meurtrières de la seigneurie envers leurs serfs ?… Non ! non ! après la victoire éphémère des jacques, les vengeances des seigneurs ont dépassé en atrocité les vengeances des serfs contre la noblesse ! Il en a été, il en sera toujours ainsi : les représailles engendreront les représailles sans cesse renaissantes, au gré du hasard et de la force ; cercle d’airain, cercle infernal, où bourreaux et victimes, les pieds dans le sang, tournant sans fin ni cesse, en proie au vertige féroce de l’extermination, s’égorgent au profit du néant !

— Qu’entends-je ! — reprit Victoria jetant sur moi un regard d’étonnement courroucé, — esprit aveugle ! âme pusillanime ! oses-tu bien nier les enseignements de nos pères !… Notre légende ne te prouve-t-elle pas, à chaque page, qu’après les impitoyables représailles exercées sur les jacques par la seigneurie, dans le premier moment de sa fureur, cette seigneurie, désormais avertie, par la sanglante révolte de Jacques Bonhomme, qu’il pourrait encore répondre désormais aux exactions par le pillage et l’incendie des châteaux ! au