Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 14.djvu/241

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gnant ma demeure, je sentais mon cœur navré, en songeant que j’allais revoir ma sœur, jusqu’alors si tendrement aimée. Lorsque notre portier m’apprit qu’elle n’était pas encore de retour, j’ai ressenti une sorte d’allégement puéril : l’entrevue que je redoutais serait, du moins, de quelque peu retardée…

En attendant le retour de Victoria, je me suis occupé de relater, sur mon journal, les différents faits dont j’avais été témoin durant cette journée. Une heure du matin sonna ; ma sœur ne paraissait pas ; je n’avais, jusqu’alors, éprouvé aucune inquiétude sur son sort. Ceux-là seuls qui, ainsi que je l’avais tenté, auraient essayé de désarmer le courroux populaire, ceux-là seuls devaient, en ce jour, courir quelque péril. Victoria, plus que personne, partageait l’égarement de la population de Paris au sujet de la nécessité d’une extermination en masse. Mais, soudain, je me rappelai le jésuite Morlet et son complice Lehiron ; je savais la double haine du révérend père à l’égard de ma sœur, car, abusé, entraîné par ses paroles, alors que, sous le masque de la marquise Aldini, elle présidait au souper donné par le comte de Plouernel, la veille de la prise de la Bastille, le jésuite s’était inıprudemment ouvert devant ma sœur ; et, de plus, elle appartenait à notre famille, signalée depuis le seizième siècle par Loyola lui-même à la vindicte de sa Compagnie. Ces pensées me jetèrent dans une anxiété croissante, le jésuite et Lehiron étaient capables de tous les crimes, et en ce jour néfaste, où le sang coulait à flots, rien de plus facile pour ces misérables que d’immoler Victoria. L’abbé Morlet, fidèle à son espoir de voir la révolution se souiller ou se perdre par des excès, avait dû pousser au carnage des prisonniers ; il pouvait, sous un nouveau déguisement, s’être rendu aux prisons avec Lehiron et ses égorgeurs, et, rencontrant ma sœur, la désigner à leurs coups.

Ces pensées, éveillant en moi les plus noires appréhensions, me prouvèrent combien Victoria m’était chère encore, malgré sa farouche aberration. Mes alarmes croissaient de minute en minute ; mais,