Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 14.djvu/256

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instant et dit à son compagnon : « Tu peux prendre les souliers, le tribunal t’y autorise. » — Et le justicier se chausse aussitôt des souliers du mort… Est-ce touchant, oui ou non ?

— Que puis-je te répondre ?… Mon esprit est en ce moment plongé dans un chaos aussi profond que cet abîme de contradictions inexplicables que ton récit ouvre à ma vue… Mais, de grâce, comment as-tu sauvé madame de Tourzel et sa fille ?

— Je te l’ai dit : malgré ma fermeté, cette scène de carnage m’impressionnait cruellement ; afin d’échapper à ce spectacle, je me dirigeai vers une autre cour de la prison. J’y entrais, lorsque soudain j’entends des cris déchirants, affreux, poussés par une voix de femme ; je vois un groupe d’hommes amassés dans l’un des angles de ce préau, et, les dominant de sa taille gigantesque, Lehiron, coiffé d’un bonnet rouge ; il se baisse et ainsi disparaît un instant à ma vue… les cris de la femme cessent subitement, et presque aussitôt Lehiron se redresse, portant au bout d’une pique une tête de femme d’une rare beauté. Ses longs cheveux blonds dénoués ruisselaient de sang : c’était la tête de la jeune princesse de Lamballe, amie intime de Marie-Antoinette.

— Ah ! — m’écriai-je, cachant ma figure entre mes mains, car il me semblait voir cette belle tête blonde livide et sanglante, — c’est horrible !

— Horrible ! et, crime plus affreux encore peut-être, ces cannibales outragent ce cadavre par des mutilations obscènes ! Mais sais-tu qui j’aperçois au milieu de ces monstres ? Un homme vêtu en charbonnier, accompagné d’un enfant vêtu en ramoneur, et, quoiqu’ils eussent les traits noircis, l’un par le charbon, l’autre par la suie, je reconnais sous ces déguisements.

—… Le jésuite Morlet et son filleul le petit Rodin ?…

— Oui. Le jésuite me reconnaît aussi, il me désigne du geste à Lehiron…