Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/100

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quelle tendresse, de quelle sollicitude elle entourerait ma vieillesse ! Je serais consolé, réconforté ; car, pour ma fille, je n’aurais pas de secret, et ces confidences allégeraient mon âme, calmeraient la fiévreuse agitation où je vis ; j’oublierais près de Charlotte les terreurs qui me torturent, tandis que, dans mon isolement, ces terreurs redoublent. Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureux !

L’avocat Desmarais, après cette exclamation déchirante, ne peut retenir ses larmes ; elles baignent son visage ; il reste longtemps silencieux, accablé ; puis, se levant soudain, ses traits expriment une haine féroce, et il s’écrie : — Infâme Lebrenn ! c’est lui, c’est lui la cause de tout le mal. Il est venu apporter le trouble, le malheur dans ma maison. Oh ! avec quelle joie je le verrais aller au vasistas, cet insolent prolétaire ! Ce n’est pas le bon vouloir qui m’a fait défaut ! Vingt fois j’ai fait dénoncer ce Lebrenn par Jacques Roux et par Varlet du club des Cordeliers ; mais son patriotisme le couvre ; puis, je ne sais comment ce brigand-là s’y prend, mais il est estimé de tous les partis. Enfin, quoique marié, il s’est engagé volontaire dans l’armée de Rhin et Moselle ; il s’est bravement battu à la bataille des lignes de Wissembourg, il a enlevé un drapeau à l’ennemi, est revenu blessé et a repris son métier de serrurier ; on l’a nommé presque malgré lui membre du conseil général de la commune… En somme, ce misérable-là n’est pas attaquable. Je le hais pourtant bien ! et ma rage augmente en songeant à la félicité dont jouit ma carogne de femme, entre sa fille et son gendre, tandis que moi, moi… Ah ! c’est l’enfer que ma vie !

Au moment où l’avocat Desmarais prononce ces paroles, sa servante vient l’avertir que plusieurs citoyens le demandent.

— Faites-les entrer, — répond l’avocat ; et après le départ de sa servante, il ajoute : — Ce sont eux. Du diable cet infernal Fouché qui a eu l’idée de choisir ma maison pour cette réunion, sous prétexte qu’ayant attaché le grelot lors de la présentation de la loi du 29 prairial, l’honneur de présider la réunion me revenait de droit. Les voici…

Bientôt entrent dans le salon les conventionnels Tallien, Durand-Maillane et Fouché ; le révérend père Morlet les accompagne. Ces trois représentants du peuple appartiennent aux partis coalisés contre Robespierre. Durand-Maillane compte parmi les membres de la droite (côté royaliste) de l’Assemblée ; Tallien est montagnard, et Fouché (ex-moine de l’Oratoire) est terroriste. Il est impossible d’imaginer une physionomie à la fois plus repoussante et plus perverse