Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/99

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à sa jalousie, à sa haine, à son égoïsme, à son orgueil, le bonheur du peuple et tes destinées, ô patrie ! mère sainte et vénérée !!

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Le 8 thermidor de l’an II de la république (26 juillet 1794), trente-neuf jours après que l’entretien précédent a eu lieu entre Jean Lebrenn et Billaud-Varenne, la scène suivante se passe, vers les huit heures du soir, chez l’avocat Desmarais. Seul dans son salon, tantôt il se promène avec agitation, tantôt il s’assied, pensif, son front appuyé dans ses deux mains. Les angoisses, les terreurs dont ce lâche hypocrite a été incessamment bourrelé, ont, en deux ans, complètement blanchi ses cheveux ; ses traits décharnés, livides, bilieux ; son œil cave, son regard sombre, mobile et inquiet, comme celui du malfaiteur, toujours sur le qui-vive, révèlent les tortures de son âme ; il vient de s’asseoir avec accablement, se disant : — Ils vont venir ! Une pareille réunion chez moi ! Je tremble en y songeant, je puis être envoyé demain à la guillotine, si Robespierre triomphe. Il n’a pu oublier que, lors de la proposition de la loi du 22 prairial, j’ai, par instinct, découvert à l’instant quelle arme terrible cette loi devenait entre ses mains ; aussi me suis-je écrié : « — Si cette loi passe, je me brûle la cervelle ! » — Ah ! je frissonne encore en me rappelant le regard froid et acéré que Maximilien m’a dardé par-dessus ses lunettes : je venais de porter un coup décisif à son projet, en donnant l’éveil sur la redoutable portée de ce décret ; et si demain Robespierre a l’avantage dans la lutte que les partis coalisés veulent engager contre lui, je suis perdu, perdu !

— Ah ! — reprend l’avocat Desmarais après un long silence, — si je n’avais tant peur de l’échafaud, je devrais cent fois préférer la mort à cette agonie de chaque jour, de chaque heure, qui me mine, m’épuise, me tue ; je dépéris d’une manière effrayante : plus d’appétit, plus de sommeil ; me défiant de tout et de tous, je rentre chaque soir dans ma maison solitaire, sans y trouver personne avec qui m’épancher ! Malédiction sur ma femme, sur ma fille ! m’ont-elles assez cruellement abandonné ! Cependant, honte à ma faiblesse ! il ne se passe pas de jour que je ne regrette ces indignes créatures ; je les aimais tant ! j’étais, par mes goûts, si heureux de la vie de famille ! Misérables femmes ! elles n’ont pas su comprendre que si je tenais tant à l’existence, c’était afin de la passer près d’elles. Ma fille, surtout, je l’aimais, je l’aime encore autant que je peux aimer. Ah ! combien elle me manque !… En ces temps désastreux, de