Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/21

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éclaire en plein son visage osseux, blafard et déjà vieillot. Il ne trahit pas la moindre émotion et jette un regard oblique sur le jésuite. Celui-ci contemple son fillot avec un mélange de pénible amertume et d’admiration ; mais ce dernier sentiment prévaut dans son cœur paternel, et il se dit tout bas, d’une voix sourde et contenue :

— Si jeune !… et si bronzé déjà sur les affections de la nature !… Il ne m’a presque jamais quitté… je lui ai témoigné la tendresse d’un père… d’un véritable père… — Et l’accent du jésuite chevrote légèrement au ressouvenir de sa commère Rodin, la veuve du donneux d’eau bénite. — Et tout à l’heure cet enfant me verra fusiller sans sourciller… Où n’ira-t-il pas ?… où n’atteindra-t-il pas, si Dieu lui prête vie… et s’il conserve cet inflexible détachement des liens terrestres ? — Puis, le révérend ajoute tout haut : — Et cela ne t’inquiète pas, moi mort, d’être laissé en abandon ?

— Le Seigneur Dieu veillera sur son indigne petit serviteur, comme il veille sur les bons petits oiseaux du ciel… et je travaillerai la vigne sainte… ad majorem Dei gloriam… suivant la devise de saint Ignace de Loyola… votre maître… doux parrain.

— Ah ! tu seras un jour l’un des plus intrépides soldats de la vaillante compagnie de Jésus, brave enfant !… Et à ce propos, lorsque Dieu m’aura rappelé à lui, promets-moi de faire tous tes efforts pour te rendre à Rome auprès du général de l’ordre… Je lui ai plusieurs fois écrit au sujet de ta précoce intelligence et de l’espoir que je fondais sur toi… Ton nom et les détails que tu lui donneras sur moi, sur ma fin, suffiront à constater ton identité… Quant aux moyens de parvenir à la capitale du monde chrétien…

— Tout chemin mène à Rome, doux parrain… J’y arriverai, quand bien même je devrais mendier mon pain sur la route.

Au moment où le petit Rodin prononçait ces derniers mots, un planton s’approchant dit au cavalier de maréchaussée de faction auprès du jésuite et de son fillot : — Camarade, peux-tu m’indiquer où est le quartier du citoyen général Donadieu ?

— À dix pas d’ici… Traverse le hangar, tourne à main droite, tu verras un piquet de cavalerie à la porte d’une maison… c’est là que loge le général Donadieu, — répond le factionnaire au planton, qui s’éloigne dans la direction indiquée.

— Doux parrain, — dit soudain et vivement à voix basse le petit Rodin, — avez-vous entendu ?

— Quoi ?