Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/335

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l’ai trahie pendant les Cent-Jours, et me voici réduit à m’expatrier, juste punition de mes apostasies.

JEAN LEBRENN. — Vous avez, du moins, Olivier, conscience et repentir de ce triste passé ; mais vous verrez combien peu, parmi les maréchaux et les généraux de l’empire, sa repentiront comme vous de ces actes que vous flétrissez maintenant ! Oui, vous verrez encore les princes, les ducs, les comtes de l’empire, pour peu que la nouvelle restauration les y convie, reprendre la cocarde blanche aussi allègrement qu’ils l’ont quittée il y a trois mois pour la cocarde tricolore. La plupart des maréchaux sont gorgés de richesses, la dignité leur serait si facile ! Mais non, il leur faudrait renoncer à des vanités trop chères à leur orgueil ! Dieu juste ! Les voilà donc les fruits de cette maxime de Napoléon : « C’est avec des hochets que l’on mène les hommes ! » C’est pour les conserver, ces hochets, que ces généraux, ces maréchaux se sont vendus aux Bourbons et qu’ils se vendront encore. Tandis que, sous le règne austère de la république, ils auraient sans doute rivalisé de simplicité, de désintéressement, de vertus civiques avec Hoche, Joubert, Marceau et tant d’autres héros de cette grande époque !

LE GÉNÉRAL OLIVIER. — Ah ! j’entrevois trop tard, hélas ! à quels abîmes Napoléon a conduit la France.

JEAN LEBRENN. — Et il pouvait, au 20 mars expiré, racheter son passé, il pouvait sauver la patrie, lui, épargner les hontes, les désastres d’une nouvelle invasion. Le peuple, oubliant la longue et dure tyrannie de l’empire, l’or, les larmes, le sang que lui avait coûté Napoléon, l’attendait comme un Messie réparateur ; mais non, sa haine de la révolution, son horreur de la liberté, son égoïsme dynastique, l’ont empêché de proclamer la république, dont il n’eût plus été que le premier soldat. Il pouvait appeler la nation entière aux armes, comme en 93, et marcher à l’ennemi aux chants de la Marseillaise. Là était le salut de la patrie ; Napoléon le savait, le sentait, et c’est à son orgueil de souverain parvenu qu’il a sacrifié la France [1].


  1. Napoléon pouvait alors prendre un parti qui eût fait trembler l’Europe et ôté tout prétexte aux malveillants de l’intérieur, il pouvait dire aux souverains : « J’étais monté sur le trône pour que la France, ayant les mêmes institutions, la même forme de gouvernement que vos États, vous inspirât de la confiance et fût reçue dans la famille européenne ; vous ne voulez pas reconnaître ce trône ? eh bien, j’en descends. Je suis le premier consul de la république française. » Il pouvait dire à la nation : « On en veut à votre indépendance, à votre liberté, et on ose proclamer que c’est mon trône seul qu’on veut attaquer. Eh bien, je l’abats de mes propres mains : je ne suis plus qu’un magistrat temporaire ; je ne veux plus être que le général qui va combattre et mourir pour la patrie ; ce n’est pas la nation qui s’exposera pour défendre la dynastie de Napoléon, c’est Napoléon qui se sacrifie pour assurer l’indépendance du peuple français. »
    Qu’on pense un moment à l’enthousiasme qu’aurait excité cette abdication généreuse et volontaire ! Comme l’empereur, qui s’est trouvé embarrassé dans des sentiers tortueux d’une politique étroite, aurait pu tenir une marche franche et assurée ! Il n’aurait pas alors redouté une guerre dont il n’eût pas été l’objet et le prétexte ; il se serait avancé sans hésiter pour reporter sur le Rhin les bornes désormais immuables de la république ; il eût fait entendre le cri de la liberté et de l’indépendance au milieu des rochers de la Suisse, que des oligarques oppriment ; de l’Italie, qui gémissait sous le joug autrichien ; de la Hollande, qui ne peut pas oublier que son roi ne fut jadis que son stathouder. Ces cris auraient peut-être retenti jusque dans cette Saxe si indignement sacrifiée ; jusque dans le sein de cette Pologne, qui doit toujours craindre que le sceptre d’Alexandre ne soit remplacé par le knout de la servitude : alors, si des insurrections n’eussent pas éclaté sur tous les points, partout au moins se serait établi une fermentation active ; partout les souverains effrayés auraient cru entendre sous leurs pas, ces bruits sourds, ces détonations souterraines du globe, et ce n’eût été qu’en tremblant qu’ils auraient détaché quelques soldats contre une nation qui, en proclamant ses droits, proclamait ceux de toutes les autres nations.
    Napoléon tenait trop à la puissance pour prendre une aussi noble résolution ; il crut pouvoir se borner à quelques sacrifices qu’il comptait peut-être un jour rendre tout à fait illusoires ; il espéra que l’amour de l’armée et la haine que le peuple portait aux Bourbons suffisaient pour le soutenir dans cette lutte. Ce n’était plus pourtant cet empereur qui avait méconnu nos droits et repoussé par le mépris et par l’insulte les vœux des représentants de la nation ; il disait le 26 mars à la Cour de cassation et à la municipalité de Paris : « Il n’a jamais été vrai de dire que les peuples existassent pour les rois. — Ce qui distingue le trône impérial, c’est qu’il est national et consolide tout ce qui a été fait en France pendant vingt-cinq années de révolutions. — L’intérêt impérial garantit tous les autres intérêts. »
    (Mémoires du général Lamarque, t. I, p. 2.)