Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/46

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résister aux gentilshommes de l’armée des princes, renforcée des troupes de l’Europe coalisée contre la France ?… Il en est pourtant ainsi, la république triomphe, les émigrés subissent la peine de leur parricide : combattre la mère patrie. Leurs alliés mêmes leur font cruellement sentir le poids de ce forfait irrémissible. Que d’amertumes, que de mépris infligés à l’émigration par les rois coalisés ! Ne lit-on pas cet arrêté placardé aux confins de presque tous les États d’Allemagne : Les mendiants, les vagabonds et les ÉMIGRÉS… ne peuvent séjourner ici plus de vingt-quatre heures ! … Terrible châtiment de leur félonie, que ces descendants des preux regardent comme chevalerie !

Parmi les émigrés marchait cet insupportable marquis de Saint-Estève, dont l’incessante hilarité avait autrefois, dans leurs secrets conciliabules, si fort impatienté le jésuite Morlet et le comte de Plouernel ; un vieux gentilhomme campagnard à barbe blanche, vêtu presque de haillons, le ci-devant vidame de Bussy, blessé récemment, commandait les volontaires royalistes ; son front était ceint d’un bandeau taché de sang… L’aide de camp de Wurmser, accourant au galop, donne au grand-duc l’ordre d’attaquer à la tête de ses cuirassiers la batterie républicaine et de l’enlever à tout prix. Au moment où le prince va se mettre en mesure d’exécuter ces ordres, il voit s’approcher de lui le vieux gentilhomme campagnard, commandant le peloton d’émigrés.

— Monseigneur, — dit le vidame de Bussy au grand-duc, — ces gentilshommes et moi, nous sortons de Wissembourg, où nous étions arrivés seulement depuis une heure. Nous accourons nous mettre à la disposition de Votre Altesse et vous demander un poste de combat.

— Hé, messieurs ! placez-vous où vous voudrez ! mais n’embarrassez pas ma manœuvre, — répond le grand-duc de Gerolstein avec une impatience hautaine, et, approchant ses éperons des flancs de son cheval, il part au galop afin de se porter devant le front de son régiment et de le mener à la charge. Le comte de Plouernel, qui a de loin reconnu le marquis et se soucie peu de renouveler connaissance avec lui, feint de ne pas le voir et rejoint au galop le grand-duc, que suivent les officiers de sa maison.

— Ah, ah, ah ! — s’écrie le marquis pouffant de rire à l’étrange accueil du prince, et voyant le vieux gentilhomme rester ébahi et si amèrement courroucé qu’une larme de honte et d’humiliation roula dans ses yeux. — Ah, ah, ah ! la plaisante réception… Faites donc trois lieues en deux heures pour arriver sur le champ de bataille… et