Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/45

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l’épouvante de l’Europe monarchique… Non, non… quoi qu’en dise le prince de Condé avec son énergie militaire, nous ne sommes pas f… L’un de nos émissaires les plus actifs, les plus intelligents, le révérend père Morlet, de la compagnie de Jésus, m’écrivait dernièrement qu’il fallait tout attendre de la furie sauvage des hébertistes… Ils commencent à attaquer Robespierre… abominable scélérat, mais, il faut en convenir, le plus grand homme d’État du gouvernement révolutionnaire… Si Robespierre succombe, il entraînera dans sa tombe les membres les plus influents du comité de salut public et ce qui reste de jacobins énergiques… La république alors est perdue… J’attends d’un jour à l’autre le révérend père Morlet, il doit être bientôt de retour de Londres, où il a longuement conféré avec Pitt sur la guerre intérieure que le gouvernement anglais fait à la France avec tant de succès, grâce à d’innombrables incendies et à l’incessante fabrication de faux assignats. Le révérend doit m’apporter quelques dépêches confidentielles de nos amis d’Angleterre.

L’entretien du grand-duc et du comte est interrompu par l’arrivée d’un peloton d’une vingtaine de volontaires émigrés qui s’approchent du front du régiment : ces émigrés sont étrangement accoutrés d’habits moitié civils, moitié militaires, armés de fusils de chasse emportés du manoir féodal. La plupart de ces ci-devant, portant un bissac sur le dos, hâves, amaigris par la fatigue, déguenillés par la misère, appartenaient en majorité à la gentilhommerie rustique… à ces fouetteurs de lièvres, ainsi que jadis on les appelait ; ils faisaient une fois en leur vie le voyage de Versailles, afin de monter dans les carrosses du roi (après preuves de noblesse) et assister à l’une de ses chasses ; après quoi ils retournaient dans leur province, dont ils ne bougeaient plus. Pauvres gens ! vivant exemple de l’aveuglement, de la criminelle aberration ou le fétichisme monarchique peut entraîner des âmes honnêtes et courageuses !… ils croient naïvement, sincèrement accomplir un devoir d’honneur, ces émigrés, en marchant avec l’étranger ! au nom de leur foi et de leur roi ! contre la mère patrie ! effroyable parricide dont ils n’ont pas même conscience, tant leur esprit est fatalement perverti par l’idolâtrie royaliste et catholique ; ils cèdent aussi, et cela va de soi, à ce qu’ils appellent : la légitime revendication de leurs droits seigneuriaux et autres… Ces droits, ils croyaient les reconquérir en un tour de main après avoir rétabli leur roi sur le trône de ses pères dans la plénitude de son absolutisme ! Quoi ! ces vassaux révoltés, ces bourgeois… cette ignoble et couarde populace des campagnes et des cités… pourraient, oseraient