Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 16.djvu/81

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« Ces admirables décrets te prouvent, — continua Charlotte, — mon enfant, que la république, dans sa tendre commisération pour l’infortune, lui consacre une sorte de culte religieux ; non seulement elle soulage les misères du peuple, mais elle honore le malheur, et en le secourant, ce n’est pas une dégradante aumône qu’elle lui jette, c’est la dette de la patrie qu’elle acquitte solennellement envers ces vieillards, qui ont usé leur vie au travail de la terre ou des métiers ; cette dette, la république l’acquitte encore envers les pauvres veuves qui, malgré leur labeur quotidien, ne peuvent subvenir aux besoins de leur jeune famille. Tu le vois, le VIEILLARD, L’ENFANT et la FEMME sont l’objet constant de la sollicitude de cette république que tu entendras peut-être un jour accuser des plus noirs forfaits. »

— Il faut être juste, — reprend madame Desmarais interrompant de nouveau sa fille, — jamais, au grand jamais, sous l’ancien régime, l’on ne s’occupait ainsi du sort des pauvres gens, et néanmoins en ces temps extraordinaires où nous vivons, cette pauvre madame Camille Desmoulins a été envoyée à l’échafaud.

— Hélas ! bonne mère, c’est le crime des méchants ou des insensés, mais non le crime de la république. Un radieux soleil éclaire l’accomplissement d’un grand forfait, le soleil est-il solidaire de ce forfait ?

Gertrude entre soudain dans le salon d’un pas précipité ; sa physionomie est à la fois si joyeuse et si émue que Charlotte se lève brusquement et, s’adressant à la servante, s’écrie : — Jean est arrivé !

— Madame… c’est-à-dire… mais, pour l’amour de Dieu, n’allez point trop vous émouver dans l’état où vous êtes, — répond Gertrude. — M. Jean est bien arrivé, si vous voulez… cependant…

— Ah ! ne crains rien, ma mère, — dit la jeune femme à madame Desmarais ; — j’ai eu le courage de supporter son absence, le sachant exposé aux périls de la guerre, comment ne supporterais-je pas le bonheur de son retour ?

Jean Lebrenn, à l’instant où Charlotte et sa mère vont courir à sa rencontre, paraît à la porte du salon, appuyé sur le bras de Castillon ; tous deux sont encore vêtus de l’uniforme des volontaires de la république. Jean, après avoir embrassé sa femme et madame Desmarais avec effusion, essuie ses yeux baignés de larmes, car la vue de Charlotte dans un état de grossesse avancée lui cause une émotion profonde ; puis il lui dit, ainsi qu’à sa belle-mère, leur montrant Castillon resté à l’écart, et qui ne peut plus non plus retenir ses pleurs :