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Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 2.djvu/45

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même, et j’ai mordu ma chaîne comme aurait fait une bête sauvage enchaînée…

— Quelle brute gauloise ! — s’est écrié le maquignon en haussant les épaules et en se tenant hors de ma portée. — Il est prêt à rugir, à bondir, à mordre sa chaîne comme un loup à l’attache, parce qu’on lui dit que ses enfants, s’ils sont beaux, auront à vivre dans l’opulence, la mollesse et les voluptés… Que serait-ce donc, sot que tu es, s’ils étaient laids ou difformes, tes enfants ? Sais-tu à qui on les vendrait ? À ces riches seigneurs très-curieux de lire l’avenir dans les entrailles palpitantes d’enfants fraîchement égorgés pour cette expérience divinatoire (I).

— Ô Hésus ! — me suis-je écrié plein d’espoir à cette pensée, — faites qu’il en soit ainsi des miens, malgré leur beauté ! Oh ! pour eux, la mort… mais qu’ils aillent revivre ailleurs dans leur innocence, auprès de leur chaste mère !… — Et je n’ai pu m’empêcher de pleureur encore…

— Ami Taureau, — a repris le maquignon d’un air fâché, — je ne m’étais point trompé en te portant sur ma tablette comme violent et emporté ; mais je crains que tu n’aies un défaut pire que ceux-là… je veux dire une tendance à la tristesse… J’ai vu des esclaves chagrins fondre comme neige d’hiver au soleil du printemps, devenir aussi secs que des parchemins, et causer grand dommage à leur propriétaire par cette chétive apparence… Ainsi, prends garde à toi ; il me reste à peine quinze jours avant l’encan où tu dois être vendu ; c’est peu pour te ramener à ton embonpoint naturel, pour te donner un teint frais et reposé, une peau souple et lisse, enfin tous les signes de la vigueur et de la santé qui allèchent les amateurs jaloux de posséder un esclave sain et robuste. Pour obtenir ce résultat, je ne veux rien ménager, ni bonne nourriture, ni soins, ni aucun de ces petits artifices à nous connus pour parer agréablement notre marchandise. Mais il faut que, de ton côté, tu me secondes ; or si, loin de là, tu ne décolères pas, si (et cela est pire encore) si tu te mets à larmoyer, à