Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 3.djvu/334

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— Dieux du ciel ! est-ce folie, monstruosité ou lâche terreur chez ces prêtres ? je ne sais, mais cela épouvante…

— C’est ambition féroce et cupidité forcenée, bon vieux père. Les évêques, alliés aux empereurs, depuis que la Gaule était redevenue province romaine, étaient parvenus, par leur ruse et leur opiniâtreté habituelle, à se faire magnifiquement doter, eux et leurs églises, et à occuper les premières magistratures des cités. Cela ne leur a pas suffi ; ils ont espéré mieux dominer et rançonner les Franks stupides et barbares que les Romains civilisés… Qu’ont-ils fait ? ils ont trahi les Romains et appelé les Franks de tous leurs vœux, de tout leur amour. Les Franks sont venus, la Gaule a été ravagée, pillée, égorgée, asservie ; et les évêques ont partagé ses dépouilles avec les conquérants, qu’ils ont bientôt dominés par la ruse et par la peur du diable… Voici donc ces pieux hommes cent fois plus puissants et plus riches sous la domination franque que sous la domination romaine, faisant curée de la vieille Gaule avec les barbares, et, grâce à eux, possédant d’immenses domaines, des richesses de toutes sortes, d’innombrables esclaves, esclaves si bien choisis, si bien dressés, si bien soumis au fouet par leurs maîtres du clergé, qu’un esclave ecclésiastique se vend généralement vingt sous d’or[1] (j’en ai vu vendre mainte fois), tandis que tout autre esclave ne se vend d’ordinaire que douze sous d’or. Voulez-vous enfin avoir une idée des richesses des évêques ? Ce saint Rémi, qui dans la basilique de Reims a baptisé Clovis, fils de la sainte Église romaine, a été si grassement rémunéré, qu’il a pu payer cinq mille livres pesant d’argent le domaine d'Épernay[2] ; je passais en Champagne quand il a acheté ces terres immenses !

— Ah ! trafiquer ainsi du plus pur sang de la Gaule… infâmes évêques ! pauvre pays !

— Tenez, bon père, si vous aviez, comme moi, traversé ces contrées

  1. Dix-huit cents livres de notre monnaie, selon M. Guérard qui rapporte le fait (Polyptique de l’abbé Irminion, v. I, p.  143.)
  2. Trois millions trois cent soixante-quatorze mille francs de notre monnaie, (Ibid.)