Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 5.djvu/178

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— Non, mon esprit est appesanti… je ne sais où je suis… c’est à peine si je me souviens… et puis… pourquoi suis-je ainsi garrotté ?…

— C’est afin de contenir les élans de ta joie, lorsque tout à l’heure tu auras complètement recouvré ta raison… Cependant elle commence à te revenir. Tu dois maintenant comprendre que les écluses de la digue étant ouvertes, et elles le sont, les eaux de ces étangs vont tellement se gonfler, qu’elles submergeront la chaussée où tes compagnons d’armes ont campé cette nuit avec leurs chevaux et les chariots qui contiennent leur butin et leurs esclaves… Tiens, vois-tu comme l’eau monte, monte au loin… Vois-tu ? elle atteint déjà la berge de la jetée… avant une heure elle sera submergée. Pas un de tes compagnons n’aura pu échapper à la mort… et s’ils veulent fuir, une tranchée profonde, pratiquée cette nuit par mes ordres à l’extrémité de la levée, du côté de la route, les arrêtera, et pas un n’échappera au trépas… Entends-tu, mon vaillant ?

— Tous morts ! — murmura Berthoald sans sortir de sa morne stupeur, — tous morts !… il y avait pourtant parmi eux de braves guerriers !

— Ah ! la mort de tes compagnons ne te va pas assez au cœur pour te faire sortir de ton engourdissement ! !… essayons un autre moyen. — Et l’abbesse, jetant sur Berthoald un regard horrible, reprit d’une voix éclatante : — Écoute encore… Parmi ces esclaves ramenées du Languedoc, et que ta bande traînait à sa suite en chariot, il y avait une femme… elle sera tout à l’heure noyée comme les autres, et cette femme, — ajouta Méroflède en accentuant ces mots comme s’ils devaient frapper Berthoald au cœur, — cette femme, c’était ta mère !… entends-tu ? ta mère !…

Berthoald tressaillit de tout son corps, bondit dans ses liens, tâchant, mais en vain, de les rompre, poussa un cri terrible, jeta un regard de désespoir et d’épouvante sur l’immense nappe d’eau, qui, rougie par les premiers rayons du soleil levant, s’étendait alors à perte de vue, et s’écria : — Ma mère ! ma mère !…