Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 6.djvu/118

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— Notre sœur ! — dirent à la fois Anne et Guyrion. — Oh ! dis, où est-elle ? où est-elle ?

— Auprès de Ghisèle, femme de Rolf, duk de North-mandie.

— Jeanike ! il serait vrai ? — reprit Eidiol avec un bonheur et une surprise croissant. — Mais comment se trouve-t-elle auprès de Ghisèle ?

— Ta fille, selon ses vagues souvenirs, a été enlevée toute petite par ces mendiants qui volent les enfants pour en trafiquer. On l’avait vendue toute enfant à l’intendant du domaine royal ; c’est ainsi qu’elle a vécu et grandi serve, à Kersy-sur-Oise. Mariée plus tard à un serf de cette résidence, Jeanike fut, comme lui, attachée à la domesticité du palais, et eut deux enfants : un fils, à cette heure serf forestier des bois de Compiègne, et une fille qu’elle allaitait tandis que la reine allaitait Ghisèle ; cette reine mourut de frayeur lors d’une descente des North-mans à Kersy. On chercha une nourrice pour sa fille ; Jeanike avait, je te l’ai dit, une enfant du même âge que Ghisèle, et entre elles deux Jeanike partagea son lait. Affranchie depuis, elle n’a plus quitté la pauvre créature qui est aujourd’hui femme de Rolf.

— Quel étrange hasard ! —reprit Eidiol avec une émotion profonde. — Mais pourquoi Jeanike ne t’a-t-elle pas accompagné ? Ne lui as-tu pas dit que toi et moi nous étions parents, et que je demeurais à Paris ?

— Ghisèle est mourante... L’horreur que lui inspire Rolf l’a mise aux portes du tombeau ; elle a supplié ta fille de ne pas la quitter... Jeanike ne pouvait refuser.

— Ah ! mon père ! — dit Anne-la-Douce en pleurant, — cette sœur que nous retrouvons s’est aussi appitoyée sur le sort de cette malheureuse fille de roi !

— La femme assez lâche pour partager la couche d’un homme qu’elle hait, mérite son sort ! — reprit avec une fierté farouche la belle Shigne, jusqu’alors silencieuse. — Pas de pitié pour les cœurs méprisables !