Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/101

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Puis, les troubles apaisés, vous les verrez s’enhardissant peu à peu, redevenant avec le temps aussi violents qu’ils avaient été lâches au moment du danger, retirer les concessions garanties, jurées par eux, et exciter de nouvelles insurrections auxquelles ils céderont encore ; et ainsi, d’âge en âge, au prix de luttes sanglantes, incessantes, le peuple, à dater du douzième siècle, va se frayer lentement, laborieusement sa route vers l’affranchissement !

Cette grande ère si admirablement révolutionnaire, est inaugurée par les héroïques insurrections communales. Commencées à la fin du onzième siècle, elles se prolongent pendant le douzième, sont partiellement étouffées vers la fin du treizième par la royauté, qui, encore trop faible pour triompher d’elles, les avait presque toujours subies et parfois aidées, en haine de la puissance féodale, contre laquelle, bien qu’à un point de vue différent, les rois partageaient l’horreur des peuples. Oui, ces bons rois (ainsi que le dit très-justement l’un des personnages du suivant récit), « ces bons rois haïssaient les seigneurs féodaux, de même que le boucher hait les loups qui lui enlèvent des moutons destinés à être tondus ou mangés. » Aussi les rois, très petits seigneurs en ces temps-là, virent avec contentement leurs rivaux dans l’exploitation du populaire, attaqués et vaincus par les insurrections ; puis les seigneuries affaiblies, presque ruinées, la royauté s’élevant sur leurs débris, abolit presque entièrement les libertés communales, grâce auxquelles les cités affranchies étaient, vous allez vous en convaincre, constituées en véritables républiques ; dès lors l’oppression des rois se substitue à l’oppression féodale, dès lors aussi, les peuples s’insurgent contre les rois, ainsi que vous le verrez aux quatorzième, quinzième, seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, et ainsi que vous l’avez déjà vu deux fois durant notre dix-neuvième siècle…

Les analogies, les rapports, entre les époques les plus lointaines et les plus rapprochées, sont parfois si saisissants, ce qu’on appelle le gouvernement, le pouvoir ou l’autorité suit à travers les siècles une marche tellement invariable, qu’en écrivant le récit que vous allez lire, récit rigoureusement historique dans son ensemble et dans ses détails, (vous vous en convaincrez par la lecture des notes), il existe enfin des rapprochements si frappants entre cette histoire du douzième siècle, et certains faits de cette année 1851, qu’en traçant les pages qui vont suivre, nous avons éprouvé une émotion grave, recueillie, à la fois remplie de tristesse quant au présent, et de confiance quant à l’avenir ; loin de nous la pensée puérile de recourir aux allusions : si menacée que soit de notre temps la liberté d’examen, nous n’avons jamais reculé, vous le savez, nous ne reculerons jamais devant l’expression absolue de nos convictions, en ce qui touche les réalités actuelles ; si donc, nous nous défendons de toute arrière-pensée d’allusion, chers lecteurs, c’est que nous avons été tellement surpris nous-même de l’incroyable ressemblance de cette histoire d’il y a huit cents ans avec notre histoire contemporaine, que nous avons crue nécessaire cette déclaration.

Jugez-en : seulement, l’action, au lieu de s’étendre à tout un peuple, est circonscrite dans une ville ; puisqu’au douzième siècle, ce que l’on appelle l’unité nationale n’existait pas : chaque seigneurie, chaque cité, avait ses lois, ses mœurs, son gouvernement, sa monnaie, sa coutume, mais il n’importe, une ville de ce temps-là offrait la même diversité d’éléments sociaux, qu’une nation, à savoir : Un peuple composé d’artisans, de commerçants et de bourgeois, une aristocratie composée de nobles et de prêtres. Et à propos de cette alliance des nobles et des prêtres, toujours vous avez vu, toujours vous verrez, dans l’histoire, l’Église catholique déserter la cause des conquis, des vaincus, des esclaves, des serfs, des roturiers, des souffrants, des prolétaires, pour devenir la complice des conquérants, des vainqueurs, des nobles possesseurs d’hommes, des riches et des puissants du monde. Aussi, grâce à la connaissance et à la conscience des faits, vous avez pu apprécier l’audace de cette assertion : Que le catholicisme avait aboli l’esclavage et inauguré le règne de l’égalité sur la terre ; cela est vrai, en ceci : que le Catholicisme, au lieu d’élever le petit à la hauteur du grand, par l’exaltation de la dignité humaine, abaissait le grand à l’égal du petit, afin de les tenir courbés sous le pied superbe du prêtre, le représentant infaillible et incarné de la Divinité sur la terre.

Or, cette ville, dont nous voulons vous entretenir, renferme une population ainsi classée : d’une part, les artisans, les marchands, les bourgeois ; d’autre part, le seigneur de la ville entouré d’une aristocratie composée de prêtres et de nobles ; au-dessous d’eux, leurs serfs et leurs serviteurs ; au-dessus : le roi des Français, Louis-le-Gros, ce prétendu fondateur des franchises communales (vous le verrez à l’œuvre) ; cette ville, depuis quelques années, jouissait des libertés les plus étendues, les plus complètes, elle les devait, par hasard, non à une insurrection, comme l’immense majorité des cités émancipées par les armes, mais à une transaction pacifique et pécuniaire. Une charte communale, ainsi que l’on disait alors, avait été consentie, jurée par l’évêque, seigneur de la ville, et l’aristocratie,