Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/27

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seigneur de Plouernel en parlant de Gonthram, lui dit : — Tu l’aimais donc ton fils ?

Neroweg VI, toujours étendu sur le sable aux pieds du serf, jeta sur lui un regard de haine, et bientôt deux larmes roulèrent sur ses traits farouches ; mais voulant cacher son émotion aux yeux de Fergan, il détourna brusquement la tête. Jehanne-la-Bossue et Colombaïk s’étant rapprochés du carrier écoutaient en silence son entretien avec Neroweg VI ; lorsque celui-ci voulut dissimuler ses larmes, la serve s’en aperçut et dit tout bas à son mari : — Vois donc, malgré sa méchanceté, ce seigneur pleure en pensant à son fils !

— Oh ! père ! — reprit Colombaïk en joignant ses mains, — s’il pleure, ne lui fais pas de mal.

Le serf garda un moment le silence, puis, s’adressant à son seigneur : — Tu t’attendris en songeant à ton fils, et tu voulais faire égorger mon enfant ; crois-tu donc qu’un serf n’a pas comme toi des entrailles de père ? — Neroweg VI répondit par un éclat de rire sardonique ; Fergan reprit : — De quoi ris-tu ?

— Je ris comme si j’entendais l’âne de bât ou le bœuf de labour parler de leurs entrailles de pères ! — répondit le seigneur de Plouernel. — Ah ! truand ! si je n’étais pas en ton pouvoir au milieu de ce désert, je te tuerais comme un vil chien que tu es !

— À ses yeux, un serf n’a pas plus d’âme qu’une bête de somme ! — répéta lentement le carrier. — Oui, cet homme parle dans la sincérité de son sauvage orgueil ; il pleure son fils, il est homme enfin… et cependant, pour lui, qu’est-ce qu’un serf ? Un animal sans cœur, sans raison, sans entrailles ! pourquoi m’étonner ? Cette foi dans notre abjection bestiale, Neroweg et ses pareils doivent la partager ; notre hébêtement craintif la confirme. Quoi ! nos conquérants se comptent par mille, nous autres conquis nous nous comptons par millions, et patiemment nous portons leur joug ! et jamais plus docile bétail n’a marché sous le fouet du maître ou tendu la gorge au couteau du boucher ? Oh ! ces prêtres ! qui, sous menace