Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 7.djvu/93

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

malheureux ; je crois encore entendre le bruit sourd de son corps lorsqu’il tomba, et le bruit sec que rendit son crâne en rebondissant brisé sur les dalles de la rue. Il survécut quelques instants, essaya de se retourner sur le côté en poussant des hurlements affreux ; mais bientôt percé de coups d’épée, broyé à coups de bâton et de pierre, il ne resta de lui que des débris informes au milieu d’une mare de sang. — Père en Dieu, c’est fait ! — crièrent ces fervents catholiques ; — dépêchons… à un autre !

La hideuse figure de Pierre-l’Ermite reparut au-dessus de la balustrade ; il avança la tête en dehors, contempla les restes du Sarrasin et s’écria : — Bien travaillé, mes fils en Christ ; continuez, le Seigneur Dieu sera content ! — À peine le moine eut-il disparu que deux adolescents de quinze à seize ans, les deux frères sans doute, garrottés face à face, furent précipités du haut en bas de la terrasse ; la violence de la chute fit rompre le lien qui les attachait l’un à l’autre. Le plus grand fut tué sur le coup, l’autre eut les deux cuisses fracassées ; mais pendant un moment il se traîna sur les mains en poussant des cris affreux, essayant de se rapprocher du corps de son frère. Les croisés se ruèrent sur ces nouvelles victimes ; des femmes, des monstres, leur arrachèrent les entrailles, exercèrent sur ces cadavres des mutilations infâmes et, lançant en l’air ces lambeaux sanglants, elles criaient : — Gloire au Rédempteur du monde ! exterminons les infidèles ! Dieu le veut ! — Vingt fois Pierre-l’Ermite parut à la terrasse, et vingt fois, fils de Joel, vingt fois des corps furent lancés du haut de la balustrade et mis en lambeaux par cette multitude ivre de meurtre ; parmi les victimes, j’ai compté cinq toutes jeunes filles et deux autres jouvenceaux de dix à douze ans. Tous les habitants de Jérusalem faits prisonniers ou ayant même racheté leur vie, hommes, femmes, enfants, tous furent ainsi massacrés, oui, tous, au nombre de plus de soixante et dix mille créatures de Dieu[1] !

  1. Prise de Jérusalem, par Albert, chanoine d’Aix, p. 69.