Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 9.djvu/42

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que les horreurs dont elle avait été témoin lors de son passage au hameau de Saint-Pierre ensanglantaient toutes les contrées du pays, frappaient surtout ceux de sa race, paysans comme elle ; de sorte qu’en s’apitoyant sur eux, elle s’apitoyait sur les siens. Depuis ce jour funeste, elle s’attristait, pleurait plus encore peut-être sur les maux affreux dont elle avait vu de ses yeux un exemple, que sur les infortunes du gentil dauphin, qu’elle ne connaissait pas ; aussi, espérait-elle avec une impatience croissante en la venue de cette guerrière libératrice qui, chassant l’étranger, rendrait au roi sa couronne, à la France la paix et le repos.

Ces pensées absorbaient surtout Jeannette lorsque, seule dans les bois ou aux champs, elle paissait son troupeau ; elle se livrait alors sans contrainte à ses rêveries, aux souvenirs des légendes dont on l’avait bercée. L’émotion indéfinissable où la plongeait le bruit des cloches produisait souvent, et depuis quelque temps sur ses sens, d’étranges illusions, surtout lorsqu’elle souffrait des douleurs de tête dont elle se plaignait : le tintement lointain des cloches, en venant expirer à son oreille, lui semblait alors se transformer en un murmure de voix célestes d’une douceur ineffable[1] ; mais elles ne prononçaient aucune parole distincte. En ces moments d’hallucination, Jeannette sentait le sang affluer à son cerveau, ses yeux se voilaient, le monde visible disparaissait à ses regards ; elle tombait dans une sorte d’extase, d’où elle sortait abattue, brisée, comme si elle se fût réveillée d’un rêve pénible.




Un jour, Jeannette gardait son troupeau en filant sa quenouille sous le vieux hêtre de la Fontaine-aux-Fées ; il se passa ce jour-là un fait singulier, il eut une influence décisive sur la destinée de la bergerette. Les Anglais n’avaient pas reparu aux environs de Domrémy ; renforcés de plusieurs bandes de Bourguignons, envoyés par

  1. Procès, t. I., p. 67.