Page:Sue - Les Mystères du peuple, tome 9.djvu/69

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— répondait Jean de Novelpont. — Imaginez un homme en proie à une maladie incurable, il est abandonné des médecins ; condamné par eux à mourir, on lui propose d’essayer in extremis d’un philtre prétendu salutaire, composé par un fou. Notre malade ne doit-il pas tenter cette dernière chance de guérison ?… Que risque-t-il ?

— Mort-Dieu ! il risque de mourir à coup sûr !… de plus de passer pour un sot…

— Robert, je vous le répète, le peuple et les soldats sont crédules ; l’annonce d’un secours céleste, surnaturel, peut ranimer l’espérance des populations et de l’armée, relever leur courage, les rendre victorieux après tant de défaites. Or, avouez-le, les conséquences d’un premier succès ne seraient-elles pas incalculables ?

— Certes ! si l’on remportait cette victoire, — répondit Robert de Baudricourt quelque peu ébranlé. — Je connais nos soldats, souvent un revers suffit à les abattre ; mais une bataille heureuse peut ranimer leur énergie, et leur donner un élan irrésistible !

— En ce cas, pourquoi ne pas consentir à voir cette fille ? pourquoi ne pas l’interroger…

— Y songez-vous ? une visionnaire… une vachère !

— Soit ; mais dans l’état désespéré où se trouve la France, que risque-t-on de recourir à l’empirisme ? Robert, croyez-moi, vous eussiez politiquement agi en consentant à écouter cette paysanne… La prophétie de Merlin qu’elle invoque, absurde ou non, est populaire en Gaule… Je me souviens d’avoir entendu raconter cette légende dans mon enfance… Partout, d’ailleurs, l’on prophétise à cette heure en notre malheureux pays. Las d’attendre des moyens humains la délivrance des maux qui nous accablent, on la demande aux moyens surnaturels ; les doctes clercs de l’Université de Paris, des prêtres ! n’ont-ils pas dernièrement encore fait publiquement appel à la clairvoyance divinatrice des pieux hommes versés dans les saintes Écritures et habitués à la vie contemplative ? Selon moi, en certaines circonstances, il faut oser… tout oser !