Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/157

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de mademoiselle de Beaumesnil, n’avez-vous pas toujours à acquitter envers elle une dette de reconnaissance ?

— Ah ! monsieur, — s’écria Olivier, — cette dette… cause sacrée de l’affection la plus vive… j’espérais l’acquitter en offrant à mademoiselle de Beaumesnil de partager mon sort un peu moins malheureux que le sien… car je la croyais pauvre et abandonnée… Mais, à présent… je…

— Un dernier mot, monsieur Olivier, — dit vivement le marquis en interrompant le jeune homme, — mademoiselle de Beaumesnil et moi nous connaissions et nous respections votre orgueilleuse susceptibilité. Aussi, pour vous épargner le moindre sujet de reproche envers vous-même, nous étions convenus avec M. de La Rochaiguë, ici présent, de vous mettre dans l’alternative de manquer à une promesse sacrée, faite à une jeune fille que vous croyiez bien malheureuse, ou de refuser la main de mademoiselle de Beaumesnil… Vous êtes noblement sorti de cette épreuve, si dangereuse pour tout autre ; vous avez sacrifié un mariage fabuleusement riche à votre affection pour la pauvre petite brodeuse. Quelle plus grande preuve de désintéressement pourrez-vous jamais donner ?

— Aucune… — dit le commandant Bernard. — Je suis plus jaloux que personne de l’honneur d’Olivier ; aussi, je lui dirai que, s’il est honteux d’épouser une femme pour son argent, il ne faut pas non plus, lorsqu’on aime sincèrement la meilleure des créatures, refuser de tenir un engagement d’honneur… d’acquitter une dette sacrée… parce que cette adorable enfant se trouve avoir un jour beaucoup d’argent. Eh pardieu ! mon brave Olivier, suppose que mademoiselle Ernestine, pauvre hier, a hérité ce matin d’un parent archi-millionnaire au Monomotapa, et que tout soit dit ; que diable ! il ne faut pas non plus que ce malheureux tas de millions soit un trouble-fête !

— Oh ! merci ! monsieur Bernard, — s’écria Ernestine en se jetant au cou du vieux marin, dans un élan d’expansion filiale, — merci… de ces bonnes paroles… auxquelles M. Olivier ne trouvera rien à répondre.

— Je l’en défie bien, — dit Gerald en prenant la main de son ami avec émotion. — En un mot, mon bon Olivier, rappelle-toi ce que tu me disais il y a quelques mois, lorsqu’il était question de mon mariage avec mademoiselle de Beaumesnil.

— Et puis enfin, — dit à son tour Herminie, — n’est-ce pas toujours Ernestine, la pauvre petite brodeuse, que vous et moi, monsieur Olivier, nous avons tant aimée ?

— Tenez, monsieur, — ajouta madame de Senneterre, — le désintéressement dont vous avez fait preuve en refusant l’offre de M. de La Rochaiguë me frappe tellement, que vous aurez beau vous marier avec mademoiselle de Beaumesnil, vous serez toujours dans ma pensée celui qui a refusé la plus riche héritière de France pour épouser une pauvre fille sans nom et sans fortune.

Olivier, pour ainsi dire accablé sous des preuves d’estime et de sympathie si diverses dans leur sincérité, éprouvait cependant encore une secrète humiliation de partager, lui si pauvre, l’immense fortune de mademoiselle de Beaumesnil ; aussi reprit-il :

— Je sais que je n’ai pas le droit de me montrer, en ce qui touche la délicatesse et l’honneur, plus exigeant que les personnes qui m’entourent ; je sens que ce que je viens d’apprendre de mademoiselle de Beaumesnil ne fait qu’augmenter, s’il est possible, mon respect, mon dévouement pour elle, et cependant…

Le marquis interrompit Olivier, et allant au-devant de sa pensée :

— Un mot encore, monsieur Olivier ; vous éprouvez une sorte d’humiliation à partager la grande fortune de mademoiselle de Beaumesnil ; cette humiliation, je la comprendrais, si vous ne deviez voir, dans les biens immenses que vous apporte Ernestine, qu’un moyen de vous livrer à une oisiveté prodigue et stérile… de mener une vie de luxe et de dissipation, aux dépens de votre femme… Oh ! alors, oui, honte ! ignominie ! pour ceux qui contractent de ces ignobles marchés !… Mais tel ne doit pas être votre avenir, monsieur Olivier… tel ne doit pas être non plus le vôtre, Gerald… car vous ignorez, et Herminie… ma fille… ma chère fille… ignore aussi que, sans lui donner une fortune en rien comparable à celle d’Ernestine, je lui assure, de mon vivant, environ cinquante mille écus de rentes, dont je viens d’hériter en Allemagne…

— À moi, monsieur, une telle fortune ! — s’écria Herminie. — Oh ! jamais… jamais… Je vous conjure de…

— Écoutez-moi, mon enfant, — dit le bossu en interrompant la jeune fille ; — écoutez-moi aussi, monsieur Olivier… Ernestine, dans quelques pages touchantes que vous lirez un jour… pages écrites sous l’invocation de la mémoire de sa mère, a tracé, dans l’adorable candeur de son âme, ces mots que je n’oublierai jamais :

— J’ai trois millions de rentes !
Tant d’argent à moi seule ! Pourquoi cela ?
Pourquoi tant à moi, rien aux autres ?
Mais c’est donc une grande iniquité que l’héritage ?
Cette fortune immense… comment l’ai-je gagnée ?
Hélas ! par votre mort ! ô ma mère ! ô mon père !…
Ainsi, pour que je sois si riche, il faut que j’aie perdu les deux êtres que je chérissais le plus au monde !
Pour que je sois riche, peut-être faut-il qu’il y ait des milliers de jeunes filles, comme Herminie, toujours exposées à la détresse, malgré une vie laborieuse et irréprochable…

— Oh ! — ajouta le marquis avec une animation croissante, — dans ce généreux cri d’un cœur ingénu, dans ces paroles naïves comme la vérité qui sort de la bouche d’un enfant… il y ajoute une révélation… Oui, vous dites vrai, Ernestine, l’héritage est une grande iniquité… lorsqu’il perpétue la dégradation et les vices d’une vie oisive et blasée… oui, l’héritage est un fléau, lorsqu’il soulève… et excite les exécrables passions dont vous avez failli être victime, pauvre chère enfant ! oui, l’héritage est sacrilège, lorsqu’il concentre dans des mains égoïstes d’immenses richesses qui pourraient donner des moyens d’existence et de travail à des milliers de familles… mais aussi l’héritage peut quelquefois s’ennoblir jusqu’au sacerdoce… si l’héritier pratique avec ardeur les devoirs sacrés, imprescriptibles, que l’humanité impose à celui qui possède envers ceux qui ne possèdent pas ;… oui, l’héritage devient un sacerdoce si le détenteur d’incalculables moyens d’action consacre sa vie entière à les appliquer à l’amélioration morale et matérielle de tous ceux que la société déshérite en faveur de quelques privilégiés ; — et maintenant, — reprit le bossu avec une émotion profonde, en prenant la main d’Herminie et d’Olivier, — dites, mes enfans, voyez-vous de l’humiliation, de la honte, vous pauvres hier, à devenir riches selon ces principes de fraternité humaine ? Reculerez-vous devant cette sainte et souvent difficile mission, qu’il faut accomplir chaque jour avec le dévoûment le plus éclairé, si l’on veut se faire pardonner cette exorbitante inégalité, qu’Ernestine dans sa noble candeur, caractérisait en disant :

Pourquoi tant à moi, rien aux autres ?

— Ah ! monsieur, — s’écria Olivier avec enthousiasme, — pourquoi la fortune de mademoiselle de Beaumesnil n’est-elle pas plus immense encore !

Et reprenant la plume d’une main tremblante de bonheur et de joie, le jeune homme signa au bas du contrat :

Olivier Raimond.

— Enfin ! — dirent Ernestine et Herminie en se jetant dans les bras l’une de l’autre.


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Au moment où M. e Maillefort allait monter en voiture avec Herminie, qu’il emmenait, car elle devait dès lors habiter chez son père adoptif, M. Bouffard, en proie à une curiosité désespérée, apparut inopinément aux yeux du bossu.

— Parbleu, cher monsieur Bouffard, — dit le marquis à