Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/108

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appropriés, pensait-il, au goût et à l’entendement… d’une dévote ingénue.

Cependant, trop habile pour trahir son étonnement, prêt à changer de masque au besoin et à improviser une transition pour se mettre au diapason de l’héritière, le pieux jeune homme répondit en hasardant un demi sourire (il s’était tenu jusqu’alors dans un milieu grave et mélancolique) :

— Vous avez raison, mademoiselle, de dire tout ce qui vous passe par la tête… d’autant plus qu’il ne doit y passer que de charmantes choses…

— À la bonne heure… monsieur… j’aime mieux cela… car, tout à l’heure… vous n’étiez pas amusant du tout.

— Il dépend de vous, mademoiselle, — reprit le Macreuse en risquant cette fois le sourire complet, et en déposant pour ainsi dire pièce à pièce sa physionomie jusqu’alors touchante et accablée, — il dépendra toujours de vous… mademoiselle… de changer la tristesse en gaîté ; rien ne vous est impossible.

— C’est qu’aussi, monsieur, il y a temps pour tout… moi, je parais triste le matin, pendant l’office, parce que ça n’est pas gai, la messe… oh ! non, et que, pour faire pièce à madame Héléna, je prends des airs de sainte n’y touche… mais, au fond, j’aime beaucoup à rire et à m’amuser. À propos… comment trouvez-vous ma toilette ?

— D’un goût exquis… elle contraste, par sa simplicité délicieuse, avec les parures effrénées de toutes ces pauvres femmes ; après tout, il faut les excuser, et ne pas trop vous glorifier ; elles ont besoin de parure, et vous, vous pouvez vous en passer, mademoiselle… Pourquoi orner ce qui est parfait ?

— C’est ce que je me suis dit, — reprit Ernestine de l’air le plus leste et le plus impertinemment convaincu, — j’ai pensé qu’avec ma petite robe blanche j’étais bien certaine d’éclipser toutes les autres jeunes personnes, et de les faire enrager de dépit… C’est si amusant… d’exciter l’envie des autres… de les bien tourmenter !…

— Vous devez, mademoiselle, être très habituée à ce plaisir-là, et il est tout simple que la jalousie des autres fasse votre joie, comme vous le disiez si spirituellement tout à l’heure…

— Oh ! je n’ai pas positivement beaucoup d’esprit, — reprit Ernestine, en affectant la plus outrecuidante niaiserie, — mais je suis très malicieuse, et je ne peux pas souffrir que l’on me contredise… C’est pour cela que je déteste les vieilles gens, qui sont toujours à faire de la morale aux jeunes. Est-ce que vous les aimez, vous, monsieur, les vieilles gens ?

— Il faut laisser dire ces momies, mademoiselle ; la vraie morale… c’est le plaisir.

Et l’impérieuse nécessité d’une figure de contredanse ayant interrompu de Macreuse, il profita de cette excellente occasion pour transformer complètement sa physionomie, et prendre l’air le plus enjoué, le plus mauvais sujet possible ; sa danse même se ressentit de cette transformation ; elle fut plus animée, plus légère ; le jeune homme de bien se souriait à soi-même, se redressait, portait haut et crânement la tête ; puis, quand il en trouvait l’occasion, il jetait sur mademoiselle de Beaumesnil des regards aussi passionnés que les premiers avaient été discrets et timides.

Tout en dansant et se posant sous cette physionomie nouvelle, le protégé de l’abbé Ledoux se disait :

— C’est à merveille… cette petite fille est hypocrite et fausse, puisqu’elle a donné le change sur son caractère à mademoiselle de La Rochaiguë, ou plutôt… je devine… cette excellente amie aura craint de m’effrayer en me disant la vérité sur mademoiselle de Beaumesnil… C’est me connaître bien peu… Je préfère que cette petite fille soit sotte et vaniteuse, puisqu’elle se croit spirituelle, charmante et capable d’effacer les plus jolies femmes de ce bal : fausseté, sottise et vanité… il faudrait être bien maladroit pour ne pas se servir avantageusement de ces trois excellens leviers… Maintenant, abordons la grande question ! Avec une niaise de cette force, la réserve est inutile, l’on ne saurait pousser trop loin la flatterie ; la complaisance doit aller presque à la bassesse, car cette petite est une enfant gâtée par la fortune… Elle sait parfaitement qu’elle peut tout se permettre, et qu’on doit tout lui passer, parce qu’elle est la plus riche héritière de France.

En revenant à sa place, M. de Macreuse dit à Ernestine :

— Vous m’avez tout à l’heure, mademoiselle, reproché d’être triste… il ne faut pas croire que maintenant je sois parfaitement gai, mais le bonheur d’être auprès de vous m’étourdit… et j’ai tant besoin de m’étourdir !

— Pourquoi donc, monsieur ?

— Si mademoiselle Héléna… en me faisant espérer… que peut-être… vous m’auriez remarqué… que peut-être un jour… lorsque vous me connaîtriez davantage, vous me croiriez digne de vous consacrer ma vie… si mademoiselle Héléna s’était trompée…

— À propos de mademoiselle Héléna, monsieur, avouez qu’elle est joliment ennuyeuse.

— C’est vrai… mais elle est si bonne !

— Oh ! bonne ! — cela ne l’a pas empêchée de me dire de vous… un mal affreux…

— De moi ?

— Ou, si vous l’aimez mieux, tant de bien, que je me disais : « Mon Dieu ! que ce monsieur doit être insupportable avec toutes ses qualités ; quelqu’un de si parfait… ça doit être bien gênant ! et puis toujours à la messe ou à de bonnes œuvres… c’est à en périr d’ennui. » Je ne disais pas cela à mademoiselle Héléna… mais je n’en pensais pas moins… Jugez donc, monsieur, moi qui ne veux me marier que pour être libre comme l’air, m’amuser du matin au soir, être toujours dans le monde, donner le ton, être la femme la plus à la mode de Paris… et surtout aller au bal de l’Opéra… Oh ! le bal de l’Opéra, j’en raffolle rien que d’y penser… Dame !… à quoi me servirait d’être aussi riche que je le suis, si ce n’était pas pour jouir de tous les plaisirs et faire toute ma volonté ?… C’est bien le moins !

— Quand on est riche comme vous l’êtes, — reprit M. de Macreuse avec verve, — on est reine partout, et d’abord chez soi… L’homme que vous honorerez de votre choix… devra être… pour suivre ma comparaison, le premier ministre de vos plaisirs… que dis-je ? votre premier courtisan : comme tel, toujours soumis, empressé : son unique emploi sera d’écarter de vous les plus légers soucis de la vie, et de ne vous en laisser que les fleurs… L’oiseau dans l’air ne doit pas être plus libre que vous ; si votre mari comprend ses devoirs… vos plaisirs… vos volontés… vos moindres caprices, tout doit être sacré pour lui. N’est-il pas l’esclave ? N’êtes-vous pas la divinité ?

— À la bonne heure, monsieur ! voilà qui me raccommode avec vous ; mais, d’après ce que m’avait dit de vous mademoiselle Héléna… d’après ce que j’avais vu moi-même…

— Et qu’avez-vous vu, mademoiselle ?

— Par exemple, je vous ai vu faire l’aumône aux pauvres… et même leur parler…

— Certes… mademoiselle… et… je…

— D’abord, moi, monsieur, j’ai horreur des pauvres… ils sont hideux avec leurs guenilles… ça soulève le cœur !

— Ce sont, il est vrai, mademoiselle, d’abominables gueux ; mais, il faut de temps à autre jeter une aumône à ces gredins, comme on jette un os à un chien affamé pour qu’il ne vous morde point : c’est pure politique.

— Oh ! alors, monsieur, je comprends ; car je me demandais comment vous pouviez vous intéresser à des gens si répugnans à voir…

— Eh ! mon Dieu ! mademoiselle, — reprit le Macreuse, de plus en plus pressant, — il ne faut pas vous étonner de certaines contradictions apparentes… entre le présent et le passé… Si elles existent… vous en êtes la cause… ne devez-vous pas les pardonner ?… Quelles ont été tout-à l’heure mes premières paroles ?… Ne vous ai-je pas avoué que vous avez bouleversé ma vie ?… Eh bien ! oui — j’avais des chagrins, je n’en ai plus… j’étais pieux… il n’est plus