Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/127

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de Maillefort… — dit Ernestine avec accablement, — j’ai peur que M. Olivier ne refuse… Et pourtant ce refus… prouverait une telle noblesse d’âme… que, tout en me désespérant… je ne pourrais m’empêcher de l’admirer… Hélas ! mon Dieu ! comment faire, monsieur de Maillefort ?

— Je n’en sais rien encore, mon enfant, je vais songer à cela toute cette nuit… et… j’aurai bien du malheur… si je ne trouve pas quelque chose… J’entrevois même… déjà vaguement… — ajouta le bossu en réfléchissant, — oui — pourquoi non ? Enfin, une fois seul, je mettrai un peu d’ordre dans ce chaos d’idées ; mais surtout ne nous désespérons pas.

— Monsieur de Maillefort, — reprit Herminie, — croyez-vous qu’Ernestine doive revoir bientôt M. Olivier ?

— D’ici à quelques jours… non, sans doute…

— Mon Dieu !… que va-t-il penser de moi ? — dit tristement mademoiselle de Beaumesnil.

— Quant à cela, Ernestine, rappelez-vous que vous lui avez dit que la parente chez qui vous viviez avait un caractère si difficile, que vous demandiez quelques jours pour décider si ce serait M. Olivier ou son oncle qui irait demander votre main à cette parente.

— Il est vrai, — reprit Ernestine, — cela me donnera du moins quelques jours… pendant lesquels M. Olivier ne sera pas inquiet…

— Et cette prétendue parente ? — reprit M. de Maillefort, — c’est sans doute votre gouvernante, ma chère enfant ?

— Oui, monsieur.

— Vous êtes sûre de sa discrétion ?

— Son intérêt même m’en répond, monsieur.

— Cela est très important, car, pour qu’il y ait quelque chance de réussir… dans nos projets, il nous faut un secret absolu, — dit le bossu, — et je n’ai pas besoin de vous dire, ma chère Herminie, que Gerald lui-même doit ignorer que la petite brodeuse, dont lui a sans doute parlé M. Olivier… est mademoiselle de Beaumesnil.

— Hélas ! monsieur, cette discrétion me sera facile… je ne reverrai Gerald que le jour où sa mère sera venue chez moi… sinon, je ne le reverrai jamais… — dit la jeune fille avec accablement.

— Allons… mon enfant, du courage, — lui dit le bossu, — je ne suis pas dévot, mais je crois au Dieu des bonnes gens… Vous voyez qu’il s’est déjà passablement manifesté en nous réunissant tous trois. Courage donc… Mais, pour en revenir à M. Olivier, ma chère Herminie… si vous le voyez, comme c’est probable, vous lui direz qu’Ernestine est un peu souffrante… cela me donnera le temps d’aviser, car tout ce que je vous demande, mes pauvres chères enfans, c’est de me donner seulement huit jours… Si, en huit jours, je n’ai pas conduit les choses à bien, c’est que cela aura été impossible… de toutes façons… Alors il sera temps de songer à la résignation… aux consolations… Et, tenez, mes enfans, avouez que s’il vous fallait renoncer à ces mariages si désirés… ce cruel chagrin vous abattrait moins… réunies toutes deux qu’isolées ! Et puis, enfin, je serai là aussi, moi, et à nous trois nous serons bien forts contre le malheur.

— Ah ! monsieur de Maillefort, — dit Herminie, — un si grand chagrin… sans l’amitié d’Ernestine… sans la vôtre… c’eût été la mort.

— Hélas ! ma pauvre Herminie, — reprit Ernestine, — pendant ces huit jours qui vont s’écouler, quelles angoisses, quelles craintes ! Mais, du moins, nous nous verrons chaque jour, n’est-ce pas ? Et bien mieux, — s’écria mademoiselle de Beaumesnil, tressaillant de bonheur à cette idée subite, — nous ne nous quitterons plus.

— Que dites-vous, Ernestine ?

— Vous logerez ici, avec moi… dès aujourd’hui, Herminie… N’est-ce pas, monsieur de Maillefort ?

— Ernestine… ce serait un grand bonheur pour moi, — répondit Herminie en rougissant, — mais… je ne saurais accepter.

Le bossu devina le sentiment d’orgueil d’Herminie : elle eût considéré comme une sorte d’humiliation d’accepter de la riche héritière… une vie oisive et somptueuse… et, d’ailleurs, la proposition d’Ernestine, en admettant même qu’elle eût été acceptée par la duchesse, pouvait contrarier les desseins de M. de Maillefort ; aussi dit-il à mademoiselle de Beaumesnil, qui était aussi surprise que chagrine du refus de son amie :

— Il y aurait, je crois, de graves inconvéniens pour mes projets, ma chère enfant, à mettre votre tuteur et sa famille dans le secret de votre tendresse pour Herminie, car l’on rechercherait ici la cause de cette liaison si subite et si intime avec la jeune personne que vous êtes censée avoir vue aujourd’hui pour la première fois, et ces soupçons… la défiance qu’ils exciteraient… pourraient me gêner beaucoup…

— Allons… il faut se résigner, — reprit tristement Ernestine ; — il m’eût été pourtant si doux de passer avec Herminie ces huit jours d’attente et d’angoisse…

— Je partage vos regrets, Ernestine, — dit la duchesse, — mais M. de Maillefort sait mieux que nous ce qui convient à nos intérêts… et d’ailleurs, cette brusque disparition de chez moi aurait peut-être éveillé les soupçons de M. Olivier ; il m’eût été impossible de lui donner de vos nouvelles, et puis enfin, ma chère Ernestine, il ne faut pas oublier que je vis de mes leçons… et je ne puis rester huit jours oisive…

À ces mots, le premier mouvement de mademoiselle de Beaumesnil fut de regarder la duchesse avec une sorte de stupeur, ne comprenant pas qu’Herminie pût songer à continuer de travailler pour vivre, maintenant qu’elle avait pour amie la plus riche héritière de France

Mais réfléchissant bientôt à la délicatesse et à l’orgueil de la jeune artiste, mademoiselle de Beaumesnil frémit en pensant qu’elle avait été sur le point de blesser peut-être à jamais son amie par une offre inconsidérée.

— Il est vrai, ma chère Herminie, — répondit-elle donc, — je ne songeais pas à vos leçons… En effet, vous ne pouvez les manquer… mais du moins vous me classerez parmi vos élèves favorites, et vous ne serez pas un jour sans venir, n’est-ce pas ?

— Oh ! je vous le promets, — répondit Herminie, soulagée d’un poids cruel, car un instant, et ainsi que l’avait pressenti Ernestine, la duchesse avait tremblé que son amie n’insistât pour lui faire accepter une hospitalité qu’elle regardait comme une humiliation.

— Ainsi donc, mes enfans, — dit le marquis en se levant, — tout est bien convenu de la sorte… Quant à votre manière d’être avec votre tuteur, ma chère Ernestine, soyez froide, réservée vivez le plus possible chez vous… mais ne témoignez à ces gens-là aucun amer ressentiment… Un éclat pourrait nous tous compromettre… Plus tard nous verrons.

— À ce propos, monsieur de Maillefort, — reprit Ernestine, — je crois bon de vous avertir que madame de La Rochaiguë, toujours persuadée que j’ai l’intention d’épouser M. Gerald… voulait aujourd’hui même m’engager à recevoir madame de Senneterre… J’ai demandé quelques jours pour réfléchir…

— Vous avez sagement fait, mon enfant ; mais demain, il faudra formellement déclarer à madame de La Rochaiguë que vous ne voulez pas vous marier avec Gerald sans donner d’autres explications ; je me chargerai du reste.

— Je suivrai vos avis, monsieur… Demain, je vous dirai, à vous, Herminie… pour vous rendre fière et heureuse, combien la conduite de M. de Senneterre a été belle et loyale envers moi ; n’est-ce pas, monsieur de Maillefort ?

— Elle a été admirable… ma chère enfant. Gerald m’avait prévenu d’avance de son projet, et il n’a pas failli à sa promesse… Allons ! mes enfans, il faut vous séparer.

— Mon Dieu ! déjà… — dit Ernestine, — laissez-moi du moins Herminie jusqu’à ce soir… monsieur de Maillefort.

— Malheureusement, je ne puis rester, Ernestine, — dit la duchesse en tâchant de sourire. — J’ai à cinq heures une