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leçon chez un M. Bouffard, que M. de Maillefort connaît, et il faut que je sois très exacte pour conserver mes écolières.

— Je n’ai rien à dire à cela, Herminie, il faut se résigner, — répondit mademoiselle de Beaumesnil avec un soupir, car elle songeait aux difficultés, aux entraves sans nombre, que le travail auquel était obligée Herminie apportait dans les plus douces relations de sa vie.

— Mais du moins, — reprit-elle, — à demain, Herminie.

— Oh ! oui… — répondit la duchesse… — et j’attendrai demain avec autant d’impatience que vous… je vous l’assure…

— Herminie, — dit soudain mademoiselle de Beaumesnil, d’une voix émue, — m’aimez-vous toujours autant… que lorsque vous me croyiez Ernestine… la petite brodeuse ?

— Je vous aime… peut-être davantage encore, — répondit la duchesse avec effusion ; — car mademoiselle de Beaumesnil a conservé le cœur d’Ernestine la brodeuse…

Les deux jeunes filles s’embrassèrent encore une fois et se séparèrent.


LV.


Deux jours après son entretien avec Herminie et Ernestine, M. de Maillrfort, ensuite de deux longues et sérieuses conversations avec Gerald, à qui il recommanda de ne tenter aucune démarche auprès de sa mère à propos d’Herminie, M. de Maillefort écrivit à la duchesse de Senneterre pour lui demander un rendez-vous le jour même, et se présenta chez elle à l’heure convenue.

Le marquis, prévenu par Gerald, ne s’étonna pas de l’expression de chagrin courroucé, mêlé d’accablement, qu’il trouva sur la physionomie de madame de Senneterre ; car, le matin même, madame de La Rochaiguë lui avait annoncé que mademoiselle de Beaumesnil, tout en appréciant M. de Senneterre comme il devait l’être, ne voulait pas l’épouser.

À la vue du bossu, les ressentimens de madame de Senneterre s’exaspérèrent encore, et elle lui dit avec amertume :

— Avouez, monsieur, que je suis grandement généreuse ?

— En quoi cela, madame ?

— Ne vous donnai-je pas, monsieur, le plaisir de venir insulter aux chagrins que vous avez causés ?

— De quels chagrins voulez-vous parler ?

— De quels chagrins ! — s’écria la duchesse avec explosion, — n’est-ce pas votre faute… si le mariage de mon fils avec mademoiselle de Beaumesnil est rompu ?

— C’est ma faute ?

— Oh !… je ne suis pas votre dupe, monsieur, et c’est pour que vous en soyez bien certain que j’ai accepté le rendez-vous que vous avez eu l’audace de me demander… Je n’ai pas voulu laisser échapper cette occasion de vous dire bien en face l’aversion que vous m’inspirez.

— Soit… madame ; c’est un sujet de conversation comme un autre, et vous excellez dans ce genre d’entretien.

— Monsieur de Maillefort m’obligera de garder son impertinente ironie pour une occasion meilleure, — dit madame de Senneterre avec une hauteur courroucée, — et il voudra bien se rappeler qu’il a l’honneur de parler à la duchesse de Senneterre !

— Madame la duchesse de Senneterre me fera la grâce de me traiter avec la considération qui m’est due, — répondit sévèrement le bossu, — sinon je mesurerai exactement mes paroles sur les paroles de madame de Senneterre.

— Une menace… monsieur !

— Une leçon… madame…

— Une leçon… à moi !

— Et pourquoi donc pas ? Comment ! moi qui étais le plus ancien ami de votre mari, moi qui aime Gerald comme un fils… moi qui ai droit aux égards, à l’estime de tous… entendez-vous bien, madame, à l’estime de tous, moi dont la naissance est au moins égale à la vôtre (il faut bien vous dire cela, puisque vous attachez un si haut prix à ces misères), vous m’accueillez l’injure à la bouche, la colère dans le regard, et je ne vous rappellerais à ce que vous me devez… à ce que vous vous devez à vous-même !…

Comme toutes les personnes vaines, altières, habituées à n’être jamais contredites, madame de Senneterre devait être d’abord surprise, irritée, puis dominée par un langage rempli de bon sens et de fermeté ; aussi, sa colère faisant place à un douloureux accablement, elle reprit :

— Eh ! monsieur ! faites au moins la part du désespoir qu’une mère éprouve en voyant l’avenir de son fils à jamais perdu.

— Comment perdu ?

— Oui, monsieur… et par votre faute encore.

— Voulez-vous avoir la bonté de me démontrer cela ?

— Mon Dieu, monsieur, je sais maintenant quelle influence vous avez sur mademoiselle de Beaumesnil… Mon fils… a en vous une confiance qu’il n’a pas pour moi… et, si vous l’aviez bien voulu, ce mariage, d’abord en si bonne voie, n’aurait pas été brusquement rompu… sans que l’on sache pourquoi… Oui, il y a là un mystère dont seul vous avez le secret. Et quand je pense que Gerald, avec son grand nom, pouvait être le plus riche propriétaire de France… et qu’il n’en est rien… je suis… eh bien ! oui… je suis la plus malheureuse des femmes et des mères… et tenez… vous le voyez, monsieur, j’en pleure de rage… Vous êtes bien content, n’est-ce pas ?

Et, en effet, la duchesse de Senneterre pleura.

Sans l’intérêt qu’il portait à Gerald et à Herminie, M. de Maillefort, loin d’être apitoyé par ces larmes ridicules, eût tourné le dos à cette femme vaine et cupide, qui se croyait naïvement la plus tendre et la plus infortunée des mères, en cela qu’elle avait voulu, par tous les moyens possibles, assurer à son fils une fortune immense, et que ce beau projet avait échoué ; mais désirant surtout mener à bonne fin la difficile entreprise dont il était chargé, le marquis laissa passer la première effusion d’une douleur dont il n’était nullement touché, et reprit :

— Le mystère est bien simple… Gerald et mademoiselle de Beaumesnil s’apprécient parfaitement l’un et l’autre ;… seulement… ils ne s’aiment pas d’amour… voilà tout.

— Eh ! monsieur… que fait l’amour à cela ? est-ce que de pareils mariages… pas plus que ceux des familles royales, se font jamais par amour ?…

— Vous sentez bien, madame, que je ne vous ai pas demandé une entrevue sérieuse pour discuter avec vous cette thèse vieille comme le monde : lequel vaut mieux d’un mariage de convenance ou d’un mariage d’amour ? nous ne nous entendrions jamais ; d’ailleurs, il s’agit d’un fait accompli : le mariage de Gerald et de mademoiselle de Beaumesnil est désormais impossible… vous pouvez m’en croire ;… Les millions de l’héritière ne seront pas pour votre fils qui, du reste, n’y tenait guères, le digne garçon !

— Oui, et grâce à ce désintéressement stupide, ou plutôt à cette odieuse insouciance de l’éclat de leur nom, — reprit madame de Senneterre avec amertume, — les représentans des plus grandes maisons tombent dans une honteuse médiocrité… C’est ainsi que mon père et mon mari, en négligeant les moyens de rétablir la fortune que cette infâme révolution nous avait enlevée… ont laissé mon fils et mes filles sans fortune, et, par le temps qui court… je vous demande un peu comment je pourrai marier mes filles ; tandis que Gerald, puissamment riche, venant en aide à ses sœurs, elles auraient pu trouver ainsi des partis sortables… et vous voulez, monsieur, que je ne sois pas désespérée de la ruine de mes projets, moi qui, un moment, ai rêvé pour mon fils une fortune à la hauteur de sa naissance.