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Page:Sue - Les Sept Péchés capitaux, 1852.djvu/129

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— Allons, soit… madame… vous aimez Gerald à votre manière ; ce n’est pas la bonne ; mais enfin, tant bien que mal, — vous l’aimez.

— Oh ! oui, je l’aime… — dit madame de Senneterre d’une voix concentrée, — je l’aime… comme je dois l’aimer…

— Nous allons voir cela.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— D’abord, je dois vous déclarer que Gerald est passionnément amoureux, et que…

Madame de Senneterre bondit sur son fauteuil, devint pourpre de colère, et s’écria impétueusement en interrompant le bossu :

— C’est indigne… je m’en étais toujours doutée… voilà le mystère éclairci… c’est de mon fils que vient le refus… car cette petite Beaumesnil était folle de lui ! Je l’ai bien vu à ce bal… et c’est vous, monsieur, vous, qui avez prêté les mains à cette abominable intrigue !

Puis la colère de madame de Senneterre atteignant à son comble, elle s’écria :

— Jamais je ne reverrai mon fils ; il n’a ni cœur ni âme !

Le marquis s’attendait à cette explosion ; il la laissa passer et reprit :

— Vous m’avez interrompu, madame, et je continue… en vous faisant toutefois observer que mademoiselle de Beaumesnil, loin d’être folle de Gerald, a, de son côté, une affection très sincère et très noblement placée.

— Effrontée !

S’écria la duchesse, avec une telle naïveté que le bossu, malgré ses graves préoccupations, ne put s’empêcher de sourire imperceptiblement, et continua :

— Je vous disais donc, madame, que Gerald était passionnément amoureux… d’une jeune fille… digne en tout de cet amour.

— Je vous prie, monsieur, de ne pas me dire un mot de plus à ce sujet, — reprit madame de Senneterre, en affectant un calme que démentait le tremblement de sa voix ; — tout est à jamais fini entre mon fils et moi… Il peut aimer qui bon lui semble… épouser qui bon lui semble… après sommations respectueuses… car il a l’âge voulu pour se passer de mon consentement ; qu’il traîne s’il le veut son nom dans la boue… De ce jour je reprends le nom de ma famille, je dirai partout et bien haut pourquoi je rougis de porter un nom avili… déshonoré… Du moins je trouverai quelque consolation auprès de mes filles…

À ces paroles, dont la violence égalait la déraison, le marquis reprit gravement :

— Votre fils, madame, comprend ses devoirs envers vous… autrement que vous ne comprenez les vôtres à son égard ; il ne vous fera pas de sommations ; il vous honorera, il vous respectera, ainsi qu’il l’a fait jusqu’ici ; il ne se mariera qu’avec votre consentement…

— Vraiment ! — s’écria madame de Senneterre avec un éclat de rire sardonique, — il me fait cet honneur ?

— Malgré le profond amour qu’elle a pour lui… la personne qu’il recherche ne veut l’épouser qu’à une condition… c’est que vous irez, madame, dire à cette personne…que vous êtes consentante à ce mariage.

— Monsieur de Maillefort… c’est une gageure, sans doute, une plaisanterie ?

— C’est une question de vie ou de mort pour votre fils, madame !

L’accent du marquis, l’expression de ses traits, furent empreints d’une si menaçante autorité que madame de Senneterre s’écria effrayée :

— Monsieur, que dites-vous ?

— Je dis, madame, que vous êtes une mère sans entrailles, si vous n’avez pas remarqué la pâleur, l’accablement de votre fils depuis quelque temps. Et, le jour de ce bal, où ce malheureux enfant s’est courageusement traîné, votre médecin ne vous a-t-il pas déclaré devant moi que, sans les moyens héroïques auxquels il venait de recourir, vous risquiez de perdre votre fils d’une fièvre cérébrale ?

Remise peu à peu de son alarme, et regrettant de s’être laissée attendrir un instant, madame de Senneterre reprit avec un sourire de dédain :

— Allons donc ! une fièvre cérébrale se guérit avec des saignées, monsieur, et l’on ne meurt d’amour que dans les romans, et dans les mauvais romans, encore…

— C’est une plaisanterie toute tendre… toute maternelle… que vous faites là, madame, et pour y correspondre, je vous dirai, tout aussi plaisamment… que si, sous peu de jours, et après avoir pris et reçu toutes les informations nécessaires sur la personne dont je vous parle… vous ne faites pas auprès d’elle la démarche qu’elle attend de vous…

— Eh bien ! monsieur ?

— Eh bien ! madame… votre fils se tuera.

— Oui, — reprit madame de Senneterre avec un redoublement d’ironie, — comme dans je ne sais plus quel mélodrame…

— Je vous dis que votre fils se tuera, malheureuse folle ! — s’écria le marquis, effrayant de conviction ; — je vous dis que le dernier duc de Senneterre… finira par un suicide… comme le dernier duc de Bretigny.

Cette allusion à un événement tragique récent, dont on avait parlé chez madame de Mirecourt, fit tressaillir madame de Senneterre… Elle connaissait la rare énergie du caractère de Gerald ; elle savait combien il souffrait d’un chagrin qu’il lui cachait ; elle avait enfin, malgré elle, une si profonde estime pour le caractère de M. de Maillefort, qu’elle savait incapable de parler de la possibilité du suicide de Gerald s’il n’était convaincu de l’imminence de cet événement, que, dans son épouvante, la malheureuse femme s’écria :

— Ah ! monsieur, ce que vous dites là est affreux ! La maison de Senneterre s’éteindre par un suicide…

Dans ce cri, l’aveugle vanité de race parlait plus haut que la maternité. Cette femme, stupidement hautaine, tremblait d’abord, et surtout, à cette pensée que le nom des Senneterre, cette grande et illustre maison, pouvait s’éteindre… et s’éteindre par un acte que le monde où elle vivait qualifiait de crime.

Le marquis ne pouvait se tromper sur les sentimens de madame de Senneterre ; aussi reprit-il :

— Oui, si vous êtes aussi aveugle qu’impitoyable, ce beau nom de Senneterre, souvent glorieux, toujours honoré, disparaîtra pour jamais dans les larmes et dans le sang !

— Monsieur de Maillefort… cette idée est horrible… Je sais mon malheureux fils capable… de tout… Oh ! non ! non ! je ne veux pas penser à cela ; vous me faites frémir… Et quand je me rappelle le deuil, le désespoir, la honte de cette famille, qui a vu… le chef de sa maison… finir par un crime horrible… tenez… assez… assez… j’en deviendrais folle…

Et passant ses mains sur son front inondé d’une sueur froide, madame de Senneterre reprit :

— Je vous dis, monsieur, que je ne veux pas songer à cela… Enfin… cette personne, qui est-elle ? Quoique je sois dans une mortelle angoisse au sujet du choix que Gerald a pu faire… une chose du moins me rassure un peu… c’est que cette personne prétend que j’aille lui dire que je consens à son mariage avec mon fils. Or… pour oser attendre de moi une démarche… pareille, il faut être dans une telle position sociale… que je n’ai pas du moins à redouter… quelque amour indigne… de la part de mon fils.

— Gerald a noblement placé son amour, madame… j’ai déjà eu l’honneur de vous l’affirmer, — reprit sévèrement le marquis. — Ordinairement… ce que je dis… on le croit.

— Il est vrai, monsieur… votre garantie doit me rassurer encore… Sans doute je n’aurai plus jamais l’occasion de faire le rêve que j’avais fait pour mon fils… mais enfin… si la personne dont vous parlez… a de la naissance… de la fortune et…