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interrompaient seuls le profond et morne silence qui régnait dans l’hôtel de La Rochaiguë, où il ne restait que quatre personnes : Héléna, sa femme de chambre Placide, mademoiselle de Beaumesnil et Herminie.

Les deux jeunes filles causaient déjà depuis deux heures de leur passé si triste, de leur avenir si riant, et il leur semblait que leur entretien commençait à peine.

Tout à coup Ernestine s’interrompit et parut attentivement écouter du côté de la chambre de sa gouvernante.

— Qu’avez-vous, Ernestine ? — lui demanda Herminie.

— Rien… mon amie… — répondit mademoiselle de{lié}} Beaumesnil… — rien… je me serai trompée…

— Mais encore ?

— Il m’avait semblé entendre du bruit dans la chambre de ma gouvernante.

— Oh ! la peureuse ! — dit Herminie en souriant… — c’est le vent qui aura agité quelque contrevent au dehors… et…

Mais Herminie, faisant à son tour un mouvement de surprise, tourna vivement sa tête vers la porte qui séparait la chambre à coucher d’Ernestine d’un salon extérieur, et dit :

— Voilà qui est singulier… Ernestine, n’avez-vous pas remarqué ?…

— Que l’on vient de fermer cette porte en dehors… n’est-ce pas ?

Sans répondre, Herminie courut à la porte dont il était question.

Plus de doute, on avait donné un tour de clef à la serrure.

— Mon Dieu !… — dit Ernestine, commençant à s’effrayer… — Qu’est-ce que cela signifie ?… tous les domestiques de l’hôtel sont dehors… Ah !… heureusement, il reste Placide… une des femmes de mademoiselle Héléna.

Et mademoiselle de  Beaumesnil, s’approchant précipitamment de sa cheminée, sonna à plusieurs reprises.

Alors Herminie se rappela les vagues inquiétudes que le marquis lui avait manifestées dans l’après-dîner, en lui parlant du rapprochement de de Ravil et de Macreuse…

Quoique la duchesse se sentît alors saisie d’un vague effroi, elle ne voulut pas augmenter la frayeur d’Ernestine, et lui dit :

— Rassurez-vous, mon amie… la personne que vous sonnez… va nous expliquer… sans doute, ce qui nous étonne…

— Mais elle ne vient pas… et voilà trois fois que je sonne à tout rompre, — s’écria mademoiselle de Beaumesnil.

Et elle ajouta, toute frémissante et à voix basse en désignant l’autre porte qui, de sa chambre, communiquait chez sa gouvernante :

— Entendez-vous… là… Oh ! mon Dieu !… mais on marche.

Herminie faisant un geste de doute, mademoiselle de Beaumesnil prêta de nouveau l’oreille, et s’écria bientôt avec une nouvelle angoisse :

— Herminie, je vous dis qu’on marche… on vient… écoutez…


Mais cette porte s’ouvrit brusquement, alors que la jeune fille allait y porter la main.

M. de Macreuse parut dans la chambre.

À sa vue, Herminie fit un cri en se rejetant en arrière, tandis que le pieux jeune homme, se tournant vers quelqu’un qui restait dans l’ombre de la pièce voisine, s’écria avec un accent de stupeur et de rage :

— Enfer !… Elle n’est pas seule… tout est perdu !

À ces mots, un second personnage apparut.

C’était de Ravil.

À l’aspect d’Herminie, il s’écria, non moins surpris et courroucé que son complice :

— La musicienne ici !…

Herminie et Ernestine s’étaient réfugiées dans l’un des angles de la chambre, et là, enlacées dans les bras l’une de l’autre, comme pour se prêter un mutuel appui, elles palpitaient d’épouvante, incapables de parler et d’agir.

Macreuse et de Ravil, stupéfaits, puis furieux de la présence inattendue d’Herminie, qui semblait ruiner leurs projets, restèrent, pendant quelques momens, muets et immobiles aussi, semblant se consulter du regard sur ce qu’ils devaient faire dans cette circonstance imprévue.

Les orphelines, malgré leur terreur, avaient entendu l’exclamation de surprise et de regret désespéré, échappée à Macreuse et à son complice en voyant que mademoiselle de Beaumesnil n’était pas seule, comme ils y comptaient…

Puis les deux jeunes filles remarquèrent ensuite l’espèce de consternation dans laquelle le fondateur de l’Œuvre de Saint-Polycarpe et son nouvel ami demeurèrent un instant plongés.

Ces observations rendirent quelque courage aux deux sœurs, et, la réflexion aidant, elles finirent par songer que, réunies, elles étaient aussi fortes qu’elles eussent été faibles si elles se fussent trouvées séparées, à la merci de ces misérables.

Alors mademoiselle de Beaumesnil, pensant que la présence d’Herminie la sauvait sans doute d’un grand péril, s’écria avec un élan de tendresse et de reconnaissance que ne purent paralyser l’angoisse et la frayeur qu’elle ressentait :

— Vous le voyez, Herminie, toujours le ciel vous envoie pour être le bon ange de votre Ernestine… Sans vous, j’étais perdue…

— Courage… mon amie… — lui répondit la duchesse. — Voyez combien ces misérables ont l’air déconcerté !

— Vous avez raison, Herminie… un jour si beau pour nous… ne saurait être flétri… J’ai maintenant une confiance aveugle dans notre étoile…

Ranimées par ces quelques paroles qu’elles échangèrent à voix basse, les orphelines, fortes surtout de l’espoir du radieux bonheur qui les attendait, se rassurèrent peu à peu, et Ernestine, prenant résolument la parole, dit à Macreuse et à son complice :

— Ne pensez pas nous effrayer… Notre première émotion est passée… votre audace ne nous inspire plus que du dédain… Dans deux heures les gens de l’hôtel rentreront… et il faudra bien que vous sortiez d’ici aussi honteusement… que vous y êtes entrés.

— Nous aurons, il est vrai, à supporter pendant quelque temps votre présence, — ajouta Herminie avec une hauteur amère ; — ce seront deux heures partagées entre le mépris et l’aversion. Mademoiselle de Beaumesnil et moi nous avons subi de plus rudes épreuves…

— Quel courage ! monsieur de Macreuse ! — reprit Ernestine, — vous introduire… avec un complice, chez une jeune fille que vous croyez seule… afin de tirer je ne sais quelle lâche vengeance de ce que M. de Maillefort, qui vous connaît, vous a traité, à la face de tous… comme vous le méritiez !

Macreuse et de Ravil écoutaient silencieusement les sarcasmes des orphelines, en échangeant de temps à autre des regards significatifs.

— Ma chère Herminie… — reprit mademoiselle de Beaumesnil, dont la figure se rassérénait de plus en plus, — je vais vous paraître bien extravagante, car je ne sais, en vérité, si tous les bonheurs qui nous sont arrivés aujourd’hui ne me rendent pas folle… mais enfin tout ceci me semble à la fois si odieux et si ridicule… que… j’ai presque envie de rire… et vous ?

— S’il faut vous l’avouer, Ernestine, je trouve aussi cela grotesque à force de platitude…

— Cette scélératesse… si piteuse ! — reprit mademoiselle de Beaumesnil avec un franc éclat de rire.

— La rage impuissante de ces ténébreux machinateurs qui, au lieu de faire peur, font rire, — ajouta moins gaîment Herminie, — décidément c’est très amusant !

Et les orphelines, dans l’orgueil, dans l’audace de leur