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LES


SEPT PÉCHÉS CAPITAUX


PAR


EUGÈNE SUE




L’ENVIE




FRÉDÉRIK BASTIEN


I


Un touriste qui eût parcouru le Blaisois dans le courant de l’année 1828, en se rendant de Blois à la petite ville de Pont-Brillant, pour y visiter, selon l’usage des voyageurs, le château de ce nom, somptueuse et féodale résidence des anciens marquis de Pont-Brillant, aurait nécessairement passé devant une ferme située sur le bord du chemin vicinal, à une lieue environ du château.

Ce bâtiment, complétement isolé au milieu des bois et des guérets, pouvait, par hasard, attirer l’attention du voyageur ; on l’eût sans doute contemplé avec un mélange de tristesse et de dégoût, comme l’un des nombreux spécimens de la laideur des habitations rurales du pays, lors même qu’elles appartiennent à des personnes jouissant d’une grande aisance. En effet, cette ferme se composait d’un bâtiment d’exploitation, dont les dépendances formaient deux longues ailes en retour ; l’intérieur de cette espèce de parallélogramme tronqué servait de cour et était rempli de fumier croupissant dans des eaux infectes : car la vacherie, l’écurie et la bergerie s’ouvraient sur ces amas d’immondices, où s’ébattaient, dans la fange, toutes sortes d’animaux domestiques, depuis des poules jusqu’à des porcs…

Le bâtiment d’habitation, pris dans l’une des ailes en retour, composé d’un rez-de-chaussée et de quelques mansardes, avait donc pour point de vue cette cour nauséabonde, et pour horizon les sales murailles et les portes vermoulues des vacheries ; tandis que, de l’autre côté de ce triste logis, où nulle fenêtre n’était alors percée, s’étendait une superbe futaie de chênes séculaires de deux arpents, sous laquelle coulait un ruisseau alimenté par le trop-plein de plusieurs étangs éloignés ; mais cette futaie, malgré sa rare beauté, était devenue presque impraticable, son sol ayant été çà et là couvert de gravois, ou envahi par les ronces et les chardons ; enfin le ruisseau, faute de curage et d’une pente suffisante, était bourbeux et stagnant.

Si ce même touriste, dont nous supposons la venue, eût, un an après cette pérégrination, passé de nouveau devant cette ferme d’un aspect autrefois si repoussant, ce touriste eût été frappé de la soudaine métamorphose que ces lieux avaient subie, quoiqu’ils appartinssent toujours au même propriétaire. Une fraîche pelouse de gazon, fin et ras comme du velours vert, orné de massifs de rosiers, remplaçait la cour immonde, jadis encombrée de fumier ; de nouvelles portes pour l’écurie et la vacherie ayant été pratiquées sur l’autre face, les anciennes baies avaient été murées, et ce bâtiment, ainsi que la vaste grange du fond de la cour, étaient badigeonnés à la chaux et recouverts d’un treillage vert, où s’enlaçaient déjà les pousses naissantes du chèvrefeuille, de la clématite et de la vigne vierge.