Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/120

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J’échangeai un regard avec Basquine ; je vis que, comme moi, elle craignait que les mystérieuses paroles que nous venions d’entendre ne cachassent quelque nouveau péril pour nous et n’eussent rapport à la découverte de nos projets d’évasion.

Machinalement je jetai les yeux sur la place où Bamboche s’était couché.. il avait disparu, en rampant sans doute et en soulevant la toile qui nous séparait de l’écurie de Lucifer, le grand âne noir.

Bamboche s’était-il ainsi éclipsé avant ou après la lecture du feuillet transmis par la Levrasse à ses acolytes ? Je l’ignorais ; mais mon anxiété redoubla.

Soudain la Levrasse se versa un grand verre de vin, fit signe au paillasse et à la mère Major de l’imiter ; puis, les verres pleins, il dit avec un accent singulier qui me parut sinistre :

— À la santé de Chatton !

Ce toast fut accueilli par les éclats de rire redoublés du paillasse et de la mère Major ; éclats de rire qui me parurent faux, sinistres.

La mère Major, se levant ensuite de table, dit, de sa grosse voix enrouée :

— Allons, Bamboche, Basquine, Martin, allons coucher… graines de gueux.

— Est-ce que tu es sourd, toi ?… — dit la Levrasse en se baissant vers l’endroit où, quelques instants auparavant, il avait vu Bamboche s’étaler.

— Tiens !… il a filé, — dit la Levrasse, surpris. — Bamboche n’est plus là.

— Bon !… tant mieux ! — s’écria la mère Major comme frappée d’une idée subite, s’il est allé dans la voiture, on le mettra dehors, et, pour lui apprendre… il couchera à la belle étoile.

— Oui, oui, dit la Levrasse, en échangeant un regard d’intelligence avec la mère Major, — c’est cela… le gredin couchera dehors.

— Et il n’aura pas de vin sucré comme Basquine et Martin, avant de faire dodo, — ajouta la mère Major.