Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/204

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accusait Bamboche, il le plaignait aussi. Durant le cours de mon récit, Claude Gérard me dit plusieurs fois qu’il regrettait amèrement la disparition de mes compagnons ; car, d’après ce que je lui apprenais d’eux, il ne doutait pas de leur retour à de meilleurs sentiments.

Arrivant au récit de notre dernière tentative, afin d’obtenir l’appui des petits riches que nous avions rencontrés dans la forêt de Chantilly, je nommai le vicomte Scipion Duriveau, nom et titre que nous nous étions maintes fois rappelés moi et mes compagnons, soit pour nous moquer de ce titre donné à un enfant, soit pour nous remémorer l’insolence et la méchanceté précoces de ce petit riche.

À peine eus-je prononcé le nom de Duriveau, que Claude Gérard bondit sur sa chaise ; ses traits révélèrent une souffrance aussi aiguë, aussi soudaine, que s’il eût été frappé au cœur.

Après un long et silencieux accablement, il me dit avec un sourire amer :

— Toi… aussi… c’est avec douleur et aversion… que tu prononces le nom de Duriveau… n’est-ce pas ?

— Dame, — lui dis-je, surpris de cette question, — ce petit vicomte, comme ses domestiques l’appelaient, a été pour nous si méchant, si méprisant…

— Eh bien… — s’écria-t-il, — moi aussi je prononce ce nom… avec douleur… avec aversion… ce sera un lien de plus entre nous…

— Vous connaissez donc aussi ce petit vicomte, Monsieur ?… — lui dis-je — pour vous aussi il a été méchant et méprisant ?

— Non… mais son père… oh ! son père… jamais je…

Puis, s’interrompant, Claude Gérard passa la main sur son front et se dit en haussant les épaules :

— En vérité, la douleur m’égare… Que vais-je raconter à cet enfant ?… Oh ! mes souvenirs… mes souvenirs…

Et après un profond soupir, il me dit :

— Continue, mon ami.

Je terminai ma confession par le récit de ce qui nous était arrivé depuis notre rencontre avec les petits riches : vagabondage, mendicité, vol… je ne cachai rien.