Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/225

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maître d’école, un homme savant… comme on m’appelle, curer un lavoir ?

— Il est vrai, Monsieur, ça m’étonne…

— Et cela te semble humiliant pour moi, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur.

— Et pourquoi cela ?

— Dame… Monsieur, quand on est savant comme vous… entrer dans la bourbe, et la ramasser avec un grand râteau, ça me semble bien humiliant.

— Écoute-moi, mon enfant… Les pauvres femmes qui viennent laver leur linge dans cette eau remplie de vase… le remportent presque aussi sale qu’elles l’avaient apporté ; de plus, il lui reste une horrible odeur de bourbe ; aussi, bien souvent les petits enfants qu’elles enveloppent dans ces langes humides, infects, tombent malades, et gagnent de mauvaises fièvres ; mais une fois le lavoir curé, la bourbe enlevée… ces malheurs n’arriveront plus.

— À la bonne heure, Monsieur… mais il y a bien d’autres personnes qui pourraient s’occuper de cela à votre place… car elles ne pourraient…

— Car elles ne pourraient me remplacer ailleurs, n’est-ce pas ?

— C’est ce que je voulais dire, Monsieur.

— Tu as raison, mais il s’agit ici d’un devoir que j’ai promis d’accomplir, il me faut tenir ma promesse. Quant à l’humiliation, où est-elle ? Si j’avais de l’orgueil, ne pourrais-je pas, au contraire, me dire : Je fais à la fois ce que tout le monde peut faire, et ce que tout le monde ne peut pas faire… je suis donc doublement avantagé. Mais, sans raisonner ainsi, il me suffit de me dire, mon enfant, qu’il n’y a jamais d’humiliation à accomplir une tâche utile et profitable à tous.

Je ne trouvai rien à répondre.

— L’humiliation consiste-t-elle à aller jambes nues dans la vase ? Alors, mon enfant, — reprit Claude Gérard en souriant, — ces beaux messieurs riches et nobles, qui, chaque hiver, viennent chasser au marais, s’humilient aussi profondément que moi, car ils entrent dans la bourbe jusqu’au ventre, pour le plaisir de tuer quelques pauvres