Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/295

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de viande, du pain et de l’eau. Je regardai la pendule du cabaret : elle marquait neuf heures… J’avais encore, au pis-aller, deux ou trois heures à attendre.

Je commençais mon frugal repas, attachant mon regard inquiet sur la porte du cabaret, dès qu’elle s’ouvrait ; épiant, et, comme on dit vulgairement, dévisageant tous ceux qui entraient, certain, d’ailleurs, de reconnaître Bamboche, malgré les années passées depuis notre séparation, car ses traits énergiques et accentués étaient trop profondément gravés dans ma mémoire pour que je pusse les méconnaître.

Tandis que j’avais ainsi les yeux fixés sur la porte chaque fois qu’elle s’ouvrait, je vis entrer un jeune homme qui pouvait avoir vingt-cinq ans au plus ; sa taille était svelte. Sa figure me frappa tout d’abord par la régularité, par la rare et mâle beauté de ses traits, cependant un peu fatigués ; il était pâle ; son visage paraissait d’une blancheur d’autant plus mate, que ses sourcils et ses favoris, assez longs, étaient très-bruns, et que le vieux paletot noirâtre que portait cet homme, boutonné jusqu’au cou, ne laissait voir ni col de chemise, ni cravate. La chaussure, le pantalon de ce personnage étaient souillés de boue, et il portait une casquette toute déformée.

Malgré ce misérable accoutrement, ou plutôt à cause du contraste qu’il offrait avec la figure si belle et surtout si distinguée de cet homme, il était impossible de n’être pas frappé de son aspect : faisant quelques pas dans le cabaret, il s approcha davantage de l’endroit où je me trouvais ; seulement alors je m’aperçus que sa démarche était un peu chancelante, et que son regard avait parfois cette fixité morne, particulière à l’ivresse.

Par hasard ou par choix, après quelques moments d’hésitation, cet homme se dirigea de mon côté, partie de la salle où toutes les tables étaient vacantes, sauf celle que j’occupais, et il vint s’établir à ma droite.

Après s’être assis pesamment, comme si ses jambes eussent été alourdies, il resta un moment immobile, puis il ôta sa casquette et crut la placer sur le long banc où nous occupions deux places ; mais cette casquette tomba à mes pieds.