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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/296

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Cédant à un mouvement de prévenance naturelle, augmentée peut-être par l’impression que me causait l’aspect de ce personnage, je me baissai pour ramasser sa casquette, et je la replaçai sur le banc ; mon nouveau voisin s’en aperçut… alors, avec un accent de douceur et de parfaite courtoisie, il me dit, en s’inclinant de mon côté :

— Mille pardons de la peine que vous avez prise, Monsieur ; mille grâces de votre obligeance.

Je n’avais, de ma vie, eu la moindre idée de ce qu’on appelle le grand monde ; mais, à ces seules paroles de mon voisin, je ne sais quel instinct me dit qu’un homme du grand monde ne se serait pas autrement exprimé, et n’eût pas mis dans son inflexion, dans son geste, plus d’exquise politesse.

Puis, chose singulière ! pendant le peu de temps qu’il me parla, la physionomie de cet homme quitta son masque de morne impassibilité et devint charmante de grâce et d’affabilité. Puis, elle s’immobilisa de nouveau.

Le garçon marchand de vin, s’approchant de ce nouveau consommateur, lui dit sans façon :

— Qu’est-ce que vous voulez, mon brave ?

— Une bouteille d’eau-de-vie… — répondit lentement mon voisin, et l’accent presque rauque de sa voix me parut tout autre que lorsqu’il m’avait parlé.

— Vous voulez un petit verre ? dit le garçon.

— Je demande une bouteille d’eau-de-vie et je la paye… — répondit mon voisin, toujours imperturbable ; puis fouillant dans la poche de son gilet, il en tira plusieurs pièces d’or, en fit glisser une entre son pouce et son index, et la jeta sur la toile cirée qui recouvrait la table.

Le garçon, surpris, regarda cet homme ; puis prenant la pièce d’or, il l’examina avec un étonnement nuancé d’une légère défiance, inspirée sans doute par l’extérieur misérable du consommateur.

— Allez au comptoir… faites la sonner… — dit mon voisin, toujours impassible, et sans paraître le moins du monde choqué du soupçon injurieux du garçon.

Celui-ci, assez peu fait aux délicatesses, alla au comptoir, le maître