Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés II (1850).djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trée, plusieurs de ces petits enfants criaient, gémissaient… et leur mère, d’une voix dolente, épuisée, répondait à leurs plaintes.

— Mais, mon Dieu !… mon Dieu !… puisqu’il n’y a plus de pain… qu’est-ce que vous voulez que je vous donne ? Demain… vous mangerez, puisque c’est le jour du pain de charité ; mais d’ici là… dame… il faut attendre, mes pauvres petits.

— Demain, maman, c’est trop loin… — disaient les enfants en pleurant, — nous avons encore faim ce soir… nous !!!

Dans la partie la plus reculée du hangar, je vis un misérable grabat, où gisait étendu le charron, père de toute cette famille ; presque agonisant, les yeux tantôt fixes, tantôt demi-voilés, il paraissait complétement étranger à ce qui se passait. Il avait passé l’un de ses bras autour du corps de son enfant préférée, de sa petite Jeannette (la future Basquine), assise au bord de son lit. Il semblait vouloir instinctivement la protéger, en la retenant auprès de lui dans une étreinte convulsive ; il murmurait de temps à autre, à voix basse, avec un accent d’effroi :

L’hommel’homme… il va venir… prends garde, prends bien garde à l’homme.

Sans doute, l’homme dont le charron, dans son délire, redoutait l’arrivée, était la Levrasse.

Quant à Jeannette, je n’avais rien vu, et, depuis, je n’ai rien vu non plus qui pût approcher de la délicieuse figure de cette enfant, âgée de huit ou neuf ans. Elle n’avait pour tout vêtement qu’une mauvaise chemise de toile jaunâtre, trouée en maints endroits, et laissant nus ses bras et ses jambes, un peu amaigris, mais d’une blancheur d’albâtre ; une forêt de cheveux blonds, naturellement frisés, mais tout emmêlés, tombant jusque sur ses grands yeux noirs, couvraient son cou et ses épaules ; rien de plus pur, de plus gracieux que les traits de ce charmant petit visage, quoiqu’il fût légèrement creusé par la misère. Sa physionomie était triste ; deux ou trois fois, je vis Jeannette poser ses lèvres sur la main décharnée de son père, puis, grâce à cette mobilité d’impression naturelle à son âge, elle reprenait un petit chantonnement mélancolique et doux, dont elle marquait la mesure en frappant l’un contre l’autre ses petits pieds