Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 3-4.djvu/82

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Le père Boulingrin, en m’engageant, ne m’avait pas prévenu de cette condition ; comment… je ne pourrais pas me servir de mes bras, même en famille ? Et l’on me donnerait la becquée comme à un infirme ? Allons donc, bourgeois ; ça a été déjà bien assez de rester immobile dans ma piscine pendant toute la route ; je joue mon rôle de mon mieux devant le public… mais, une fois rentré dans la vie privée, je reprends l’usage de mes droits naturels, et entr’autres de ceux-ci :

Ce disant, l’homme-poisson fit passer, à travers les fentes latérales de sa robe ses deux maigres bras, serrés dans le tricot d’un gilet de laine, les agita et les détira comme pour se délasser d’un long engourdissement.

— Apprends donc, maladroit, — s’écria la Levrasse, — que pour que le public donne dans nos banques, il faut que nous ayons l’air d’y donner nous-mêmes ; le bavardage d’un gamin comme celui-là (et la Levrasse me désigna) peut tout perdre ; ne valait-il pas mieux l’avoir pour compère sérieux… du reste, ça te regarde… Léonidas : du jour où l’on ne croira plus à tes nageoires, tu es frit, mon garçon.

— Ceci, bourgeois, est une grande vérité philosophique, — répondit l’homme-poisson avec une gravité comique ; — toute la science de la vie est là : faire croire à ses nageoires.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’arrivée de l’homme-poisson ne m’avait que momentanément distrait de mon inquiétude sur le sort de Bamboche, victime de son attachement pour moi. Durant plusieurs jours, tous mes efforts pour me rapprocher de mon ami furent vains ; chaque matin je voyais la