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des coups afin d’être plus ou moins favorablement placés pour la descente, ils étaient là une trentaine peut-être, et autant que j’en pouvais juger à mesure que s’approchait le vapeur, il n’y avait pas plus de dix à douze voyageurs sur le pont de ce bateau.

Saisi d’une répugnance invincible, je renonçai d’avance à faire, cette fois du moins, concurrence aux habitués du débarcadère.

Je m’assis sur une borne, afin de juger, d’après ce que j’allais voir, de la chance qui m’attendait plus tard. À peine le bateau fut-il amarré, que tous ces commissionnaires déguenillés, l’injure, la menace à la bouche, se ruèrent en tumulte sur le point de la berge où l’on venait de jeter une planche pour servir à la descente des passagers ; là je vis une scène ignoble de brutalité : huit à dix de ces gens, les plus vigoureux et les plus hardis, se partagèrent le transport des bagages, après avoir injurié, repoussé, frappé leurs concurrents avec férocité. Un malheureux enfant de quinze à seize ans avait le visage en sang, et sa voix grêle se mêla bientôt aux injures, aux huées menaçantes et irritées dont le plus grand nombre de ces gens poursuivirent leurs compagnons porteurs des bagages.

La vue de cette misère et de tous les sentiments abjects, haineux ou cruels qu’elle engendrait, me fit un mal horrible ; il me paraissait impossible de me résoudre à gagner mon pain de chaque jour en rivalité avec ces misérables : je frissonnais de dégoût, de frayeur et de pitié en examinant ces figures hâves, flétries, farouches, fatalement marquées du sceau du malheur, du vice ou du crime ; les travailleurs du port, auxquels je m’étais