Page:Sue - Martin l'enfant trouvé, vol. 5-6.djvu/43

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Sans posséder une grande expérience je comprenais, malgré les réticences du cul-de-jatte, que, frappé du courage, de la vigueur et de l’énergie presque féroce dont il m’avait vu le matin donner des preuves à mes concurrents du débarcadère, ce misérable espérait exploiter mon dénûment et mon désespoir pour me faire l’instrument de quelque criminelle tentative, se croyant suffisamment rassuré, ainsi qu’il le disait, sur ma moralité, par le fait même de mon ancienne intimité avec Bamboche, de qui je voulais me rapprocher, bien que sa vie hasardeuse me fût connue.

Je me révoltai d’abord à la seule pensée, non pas de devenir le complice du cul-de-jatte, une telle pensée ne me tombait sous le sens, mais d’avoir désormais le moindre rapprochement avec lui… Puis à cette résolution sincère succéda une réflexion pleine de terreur… en songeant à la honteuse concession que la faim m’avait déjà arrachée.

― Hélas ! ― pensai-je, ― n’aurais-je pas repoussé, avec l’indignation d’un honnête homme, celui-là qui m’aurait dit qu’un jour… je marcherais côte à côte, bras dessus, bras dessous avec le bandit capable et coupable des plus grands crimes ?… Et pourtant… cette honte, je viens de la subir, et l’espoir de savoir des nouvelles de Bamboche n’a été que secondaire, dans ma détermination… l’espoir de manger a été tout pour moi.

À quelles terribles extrémités la faim et les horreurs de la misère peuvent-elles donc nous pousser, ― me dis-je alors avec une tristesse navrante, ― puisque moi… imbu des meilleurs, des plus solides prin-