Page:Sully Prudhomme - Œuvres, Poésies 1865-1866.djvu/322

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Toi dont la Muse vive, élégante et sensée,
Reine de la jeunesse, en a dû soutenir
Comme un sacré dépôt l’amour et la pensée,
Tu te plains de la vie et ris de l’avenir !
Je n’entends pas, hélas ! d’une indiscrète sonde
Interroger tes jours : tes pauvres jours ont fui !
Ton âme, perle éteinte aux profondeurs de l’onde,
A descendu longtemps le gouffre de l’ennui.
Je n’imiterai pas ces tourmenteurs des ombres
Qui fouillent un passé comme on force un tombeau,
Je sais trop qu’en moi-même il est des recoins sombres
Que fuit ma conscience en voilant son flambeau !
Non ! mais je cherche en toi cette force qui fonde,
Cette mâle constance, exempte du dégoût,
Posant l’homme en vainqueur sur la face d’un monde
Qu’il a dû corriger pour y rester debout ;
J’admire l’abandon, l’effrayante indigence
De cet être innocent dans les éthers jeté,
S’il porte dans son cœur, dans son intelligence,
L’ornement et l’abri de cette nudité ;
Je reconnais assez, dans sa nature altière,
D’activé liberté, de génie inventeur,
Pour que Dieu, lui livrant l’espace et la matière,
Ose lui déléguer les soins d’un créateur.