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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS
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« Quoi qu’il en soit, les deux partis ne tardèrent point à être aux prises, et lorsque, le 23 janvier 1612, arriva le navire que Poutrincourt expédiait à Port-Royal de concert avec madame de Guercheville, il s’éleva une violente discussion à propos de l’inventaire de ce bâtiment. Les Pères Biard et Massé voulurent y intervenir à titre d’associés ; Biencourt se refusait à leur désir à titre de gouverneur ; les choses en vinrent à ce point que les Pères prétendirent quitter la colonie et retourner en France ; Biencourt, qui peut-être craignait plus encore ce retour que leur séjour en Acadie, les retint de force et renvoya le navire ; ce fut sans doute en ce moment que retournèrent en France madame de Poutrincourt et ses enfants, qui, jusque-là, étaient toujours restés à Port-Royal.

« La dissension persista donc plus âpre que jamais en Acadie, et ses résultats furent déplorables ; car madame de Guercheville, apprenant le mauvais accueil fait aux missionnaires, ainsi que les désagréments qui leur étaient suscités, se refroidit beaucoup, et commença à concevoir l’idée de fonder, en son particulier, une colonie qui répondît exclusivement à ses propres desseins.

« Assurément, Biencourt eut de grands torts en tout ceci, on ne saurait en disconvenir, quelle que soit l’opinion que l’on professe au sujet des Jésuites : c’était madame de Guercheville qui subventionnait l’entreprise ; rien dès lors n’était plus juste et plus utile que de tenir compte de ses intentions et de respecter ses mandataires ; il eût fallu avoir assez de raison pour sacrifier un peu de ses sentiments personnels au succès de l’œuvre commune ; c’est ce que Biencourt ne sut pas faire, et si l’on doit critiquer les Jésuites pour s’être montrés trop peu conciliants, on doit encore bien plus le blâmer pour avoir voulu tout subordonner à l’arbitraire de ses sentiments. Tel fut le résultat de la bigoterie fanatique des huguenots de Dieppe, qui avaient semé le germe de ces divisions, en surexcitant, sans utilité et sans raison, l’esprit de ce jeune homme ; ils ne voulaient point faire de sacrifices pour la colonie, et ils faisaient tout au monde pour empêcher qu’elle ne réussît dans d’autres mains.

« Quelle fut la conséquence de toutes ces discordes ? La colonie souffrit bientôt d’une extrême pénurie, puis se divisa, s’affaiblit, et fournit aux ennemis de la France toute facilité pour ruiner son développement. Poutrincourt, en effet, n’étant plus soutenu par madame de Guercheville, demeura hors d’état d’équiper aucun autre navire durant l’année 1612 ; à l’entrée de l’hiver, Port-Royal se trouva presque sans approvisionnements, et, quoique Biencourt eût fait avec les Sauvages un commerce considérable de troque, ses profits restaient inutiles pour son père, faute de moyens de transport.

« Les Jésuites, mieux pourvus ou plus économes, avaient mis en réserve quatorze barils de provisions, qui aidèrent la colonie à vivre pendant deux mois ; ce temps fut employé à recueillir toutes les ressources que pouvait fournir la contrée : on ramassa des glands et une sorte de racine appelée chiben ou chiquebi, qui fut ensuite importée en France sous le nom de Topinambour ; la pêche à l’éperlan fournit aussi quelques subsides ; la chasse vint en aide de temps à autre ; c’est ainsi que, combinant toutes ces ressources avec les produits encore bien