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HISTOIRE DES CANADIENS-FRANÇAIS

L’interprète du Canada, au temps de Champlain, était-il une création nouvelle ? Non. Appartenait-il à une classe d’hommes connus ? Oui ; et c’est à cause de cela que Champlain voulut s’assurer ses services. L’école des interprètes s’était formée au Brésil[1], dès avant l’arrivée (1500) des Espagnols dans ces contrées. Les vaisseaux des armateurs de Dieppe et de Rouen allaient aux côtes de l’Amérique du Sud chercher le bois de teinture appelé brazil ou brézil, les animaux étranges, les fruits savoureux que les princes et les grands de l’Europe achetaient à prix d’or. D’une course à l’autre, quelques Normands intrépides, comme ils le sont tous, restaient parmi les Sauvages, se formaient aux habitudes, à la langue de ces peuples et entretenaient les relations de ceux-ci avec les commerçants qui parlaient le français. Ils s’emparaient si bien de l’esprit des tribus qui les adoptaient, que les Espagnols et les Portugais ne prirent jamais pied sur ces rivages sans avoir à livrer des combats acharnés. À la longue, la transformation des coureurs de bois devint complète, et les pilotes normands retrouvaient avec surprise dans certains chefs sauvages des parents ou des concitoyens réputés morts ou perdus dans les forêts depuis longtemps. Le même fait s’est reproduit de nos jours en Algérie : le général Bugeaud, demandant à un Arabe de quelle tribu il était, reçut cette réponse : — Du faubourg Saint-Antoine, à Paris, mon général !

Ne subissant aucun contrôle efficace, les Normands du Brésil finirent par disparaître dans les races qui les avaient adoptés. Ils y maintinrent, pendant plus d’un siècle, l’amour de la France et rendirent de signalés services au commerce de leurs nationaux. Si des établissements stables eussent été fondés alors dans ces régions lointaines, si un Champlain eût surgi pour en prendre la direction, qui peut dire ce qui en serait résulté ! Les compagnies de traite ne portaient pas si haut leurs vues.

Au Canada, le même esprit d’aventure pouvait être utilisé. Le fondateur de Québec le comprit et voulut le tourner vers un but plus louable. Il fit un choix sévère de ses interprètes, les plaça sous ordre, les retint à portée de son commandement et se réserva toutes les initiatives. Voilà comment ces hommes accomplirent tant de choses étonnantes, et n’allèrent point se perdre dans le milieu où on les employait. L’interprète du Canada présente un caractère à part dans l’histoire des colonies américaines : il est plus apte que l’Anglais à capter la confiance des Sauvages ; il reste plus civilisé que le Français, son frère, attiré vers d’autres parties du Nouveau-Monde.

Ce premier groupe dont nous nous occupons a parcouru le Bas et le Haut-Canada ; il s’est baigné dans les grands lacs ; il a bu aux sources de toutes nos rivières. Les vieilles chansons de France qu’il a fait entendre au sein des solitudes de ce vaste continent, résonnent depuis près de trois siècles dans les forêts et les prairies. La gaîté française qu’il a semée chez les Sauvages est encore le signe de ralliement que nous retrouvons partout dans les cabanes où les nôtres sont toujours salués avec joie. Les splendeurs de nos paysages, tous ces souvenirs des anciens voyageurs ont souvent exercé l’imagination des poètes canadiens. Citons quelques vers d’Octave Crémazie :

  1. Voir les belles études de M. Paul Gaffarel sur les Français au Brésil.